Alors que le Liban est secoué depuis des semaines par une mobilisation populaire, il faut que la France saisisse ce moment pour accompagner les revendications des manifestants, explique un collectif de chercheurs et d’universitaires dans une tribune au « Monde ».
La mobilisation populaire qui rassemble au Liban des centaines de milliers de personnes dans les rues depuis des semaines est d’une importance politique sans précédent. Il faut en comprendre le sens : c’est la remise en cause radicale d’un système communautaire complètement sclérosé qui étouffe le pays et son peuple depuis des décennies. N’est-ce pas là pour la France une formidable opportunité pour repenser sa politique vis-à-vis du Moyen-Orient et porter une voix en adéquation avec les revendications des manifestants ?
La réserve, voire la frilosité, dont fait preuve Paris face à ces événements majeurs est surprenante : les mots les plus utilisés dans les rues libanaises et aussi irakiennes sont « Etat laïque » et « fin du communautarisme », or, la France ne cesse de parler de laïcité et d’en défendre les principes. Elle a aujourd’hui une occasion historique de les soutenir au Moyen-Orient, non pas parce que l’idée nous plaît mais parce qu’elle émane des peuples qui ont trop souffert d’un système communautaire que nous appuyons depuis si longtemps.
Le soutien implicite que le gouvernement français accorde encore à Saad Hariri a été interprété dans le pays comme un appui réaffirmé à ce premier ministre démissionnaire alors qu’il est rejeté par les manifestants, tout comme l’ensemble de la classe politique.
Système à bout de souffle
Au lieu de s’accrocher à ce vieux système usé, à bout de souffle, qui a fait la preuve de sa dramatique incapacité à gérer le pays et surtout dont les populations ne veulent plus, que la France saisisse ce moment pour mettre en adéquation ses principes et sa politique et qu’elle accompagne les revendications des jeunes qui s’expriment dans la rue. Cela implique qu’elle redéfinisse sa stratégie en faisant des choix et en les assumant. D’autant que le Liban peut être une porte d’entrée pour les autres pays de la région : Palestine, Irak, Syrie.
Les pays occidentaux aiment l’image du Liban longtemps appelé la « Suisse du Moyen-Orient », le pays où les communautés cohabitent, sans se poser la question du prix à payer pour cela. Il est vrai que les chrétiens sont particulièrement touchés dans la région : combien en reste-t-il en Irak, en Palestine ou en Syrie ? Au Liban, ils ont peur du futur. Mais la façon dont la France met en avant son rôle de protectrice des chrétiens d’Orient comporte le risque de les stigmatiser aux yeux des autres communautés au lieu de les considérer comme des citoyens au même titre que les sunnites, les chiites, les Druzes… Seul un Etat au-dessus des communautés sera en mesure de protéger l’ensemble de ses citoyens.
Aujourd’hui, le Liban est un pays en faillite qui n’a même plus de dollars pour importer, entre autres, des médicaments. Si nous n’aidons pas à l’émergence d’un Etat citoyen et laïque, seul à même de permettre la survenue de politiques publiques fortes, ceux qui en ont les moyens continueront de partir.
Tenir à bout de bras ce système usé n’a pas de sens. En trente ans, le Liban a reçu près de 260 milliards de dollars (234 milliards d’euros) de transferts, soit une fois et demie ce qu’a reçu toute l’Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale avec le plan Marshall ! Et en dépit de ces 260 milliards, les infrastructures et les services publics du pays sont soit inexistants soit défaillants : coupures d’électricité plusieurs heures par jour, coupures d’eau régulières, système éducatif très coûteux, ramassage des ordures chaotique, réseau routier en mauvais état, absence totale de transport en commun, risques sanitaires très élevés, cherté de l’immobilier, etc.
Situation comparable en Irak
Il est donc temps de s’interroger sur l’usage des aides internationales dont une partie est absorbée par les entrepreneurs communautaires que sont les chefs de clans et qu’ils redistribuent en partie à leur clientèle. Il est temps aussi de pointer le communautarisme comme facteur de l’immobilisme décisionnel qui ne permet pas un projet politique à l’échelle du pays. Alors que la majorité en pâtit, ce système garantit surtout la réussite des quelques leaders qui jouent des peurs communautaires en vue de renforcer leur pouvoir politique et économique.
La situation est comparable en Irak où les coupures d’électricité durent plusieurs heures par jour alors que le pays est le 5e producteur mondial de pétrole ! C’est insupportable pour les Irakiens qui réclament la fin du système mis en place par les Américains à la suite de l’invasion de 2003. Ces derniers ont, en effet, institutionnalisé la répartition des pouvoirs entre les communautés.
Il nous semble donc essentiel de revoir notre manière de considérer le devenir des peuples du Moyen-Orient en acceptant d’entendre leurs revendications sans rester prisonniers de nos imaginaires et de nos intérêts issus du démembrement de l’Empire ottoman où, avec les Britanniques, la France s’est octroyé des mandats pour dominer cette région.
Le confessionnalisme ne disparaîtra pas du jour au lendemain mais la France devrait accompagner cette exigence de citoyenneté et d’identité nationale au-delà des appartenances confessionnelles d’autant qu’elle est attendue par ceux qui défendent ce projet et que son silence est assourdissant.
Les signataires :
Yves Aubin de La Messuzière, diplomate, président d’honneur de la Mission laïque française ; Adel Bakawan, directeur du Centre de Sociologie de l’Irak (université de Soran) ; Pierre Blanc, enseignant-chercheur à Bordeaux sciences-agro et Sciences Po Bordeaux (LAM) ; André Bourgey, géographe, ancien président de l’Inalco ; Estelle Brack, économiste et consultante ; François Burgat, directeur de recherche au CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) ; Jean-Paul Chagnollaud, président de l’IReMMO, professeur émérite des universités ; Monique Cerisier-ben Guiga, sénatrice honoraire ; Youssef Courbage, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED) ; Guillaume Fourmont, rédacteur en chef des revues Carto et Moyen-Orient ; Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite ; Jacques Huntzinger, diplomate, directeur de recherche au Collège des Bernardins ; Salam Kawakibi, directeur du Centre arabe de recherches et d’études politiques (Carep) ; Bassma Kodmani, membre du comité constitutionnel syrien ; Géraud de La Pradelle, juriste, professeur émérite des universités ; Agnès Levallois, vice-présidente de l’IReMMO, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ; Bruno Péquignot, professeur émérite des universités ; Xavier Richet, professeur à l’université de la Sorbonne-Nouvelle ; Giovanna Tanzarella, vice-présidente du Réseau Euromed France ; Dominique Vidal, journaliste et historien ; Leïla Vignal, maîtresse de conférences à l’université Rennes-2 ; Catherine Wihtol de Wenden, politologue, directrice de recherche au CNRS (CERI).