La Croix : Vous êtes connu comme spécialiste de l’islam politique. Pourquoi ce livre sur le christianisme européen ?
Olivier Roy : En réalité, mes premières recherches ont porté sur le christianisme. Mon livre La Sainte Ignorance (Seuil, 2008) a suscité beaucoup de débats dans les milieux chrétiens. Aujourd’hui en Europe, on assiste à tout un mouvement qui met en avant l’identité chrétienne pour l’opposer à l’islam. Or je suis convaincu que le problème de l’islam, en Europe, est l’arbre qui cache la forêt : il y a des tendances de longue durée qui remontent loin en amont de son surgissement. Ce n’est pas l’islam qui a vidé les églises, et les catholiques en France n’ont pas manifesté contre l’islam, mais contre le mariage pour tous. Ma question est donc de savoir à quoi correspond cette fameuse « identité chrétienne » européenne.
Justement, peut-on encore parler d’une Europe chrétienne ?
O. R. : L’Europe continue à se percevoir comme chrétienne. Mais la sécularisation a fait place à une profonde déchristianisation. À partir de 1968, l’Europe connaît un changement anthropologique majeur qui sépare profondément les valeurs de la société de celles du christianisme. La vraie déchristianisation n’est pas tant une chute de la pratique que la référence à une nouvelle anthropologie centrée sur le désir individuel, totalement contraire au christianisme. En revanche, et c’est tout le paradoxe, dans tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, une majorité d’Européens continuent à se dire chrétiens. Mais cela n’a plus rien à voir avec la foi. On constate au contraire une ignorance totale des éléments de base du christianisme.
Le discours sur l’identité chrétienne n’est-il pas le signe d’un retour du religieux ?
O. R. : Ma thèse, c’est que ceux qui se revendiquent d’une identité chrétienne sans se référer aux valeurs chrétiennes accélèrent la déchristianisation. Ceux-là mêmes qui veulent promouvoir des racines chrétiennes ne prêchent absolument pas un retour à la foi, ils ne sont eux-mêmes pas pratiquants. Cela n’a rien à voir avec la religion.
Les tenants du populisme sont très éloignés des valeurs chrétiennes, ce sont eux aussi des enfants de 1968. Le populisme d’aujourd’hui n’est pas un retour à l’ordre moral. S’il reprend des éléments de culture catholique, c’est pour faire face à l’islam. Cela a conduit les épiscopats italien, polonais ou allemand à prendre leur distance avec les partis qui demandaient, par exemple, de remettre les croix dans les lieux publics. Le populisme a pour conséquence une folklorisation du religieux. Et finalement son expulsion de l’espace public comme religion.
Pourtant, la religion n’a-t-elle pas besoin de lien avec la culture ?
O. R. : Oui. Or, aujourd’hui, le divorce entre la communauté de foi et la culture est grand. Benoît XVI et Jean-Paul II ont été très clairs là-dessus. Pourtant, l’Église catholique continue à se réclamer de ce lien entre culture et foi. On vit aujourd’hui en Europe une crise culturelle beaucoup plus qu’une crise religieuse. Et certaines religions comme le salafisme et l’évangélisme surfent sur cette déculturation générale. Le divorce est beaucoup plus douloureux pour le catholicisme. Face à cette culture qui lui est devenue si étrangère, sa question est de savoir comment se situer dans la société.
Vous évoquez trois attitudes possibles : le repli, le combat politique, ou le retour sur des valeurs.
O. R. : Mon expérience italienne m’a permis de discuter avec les responsables de communautés catholiques de laïques, comme Sant’Egidio, les Focolari ou Communion et Libération. Ces derniers ne nient pas être devenus minoritaires en Italie. Mais, et en cela ils suivent l’enseignement du pape François, ils expliquent que le catholicisme doit arrêter d’intervenir à partir de la normativité, de la loi. En revanche, il doit proclamer, haut et fort, les valeurs.
La « reconquête religieuse » n’est pas possible. Car celle-ci passerait par une révision des normes (IVG, mariage pour tous, etc.), et ne peut le faire qu’en s’appuyant sur les populistes. Or, comme je l’ai déjà dit, ces derniers peuvent consentir une alliance stratégique, mais sur les normes ils sont eux aussi les enfants de 1968, et ne reviendront pas dessus. Dit plus cyniquement : l’Église n’est de toute façon plus en mesure d’imposer la norme. Si elle l’impose, ce sera par l’intermédiaire des populistes qui vont discréditer le message.
Je cite dans mon livre le père Paolo Dall’Oglio que j’ai rencontré deux mois avant sa disparition, et qui m’avait beaucoup impressionné. Il m’a dit : « On ne doit pas apparaître comme des législateurs, on doit apparaître comme des prophètes. » Les Européens ont besoin de référence morale, ils n’ont pas besoin d’une guidance. Nous sommes dans une société où il n’y a plus de débat sur les valeurs, mais uniquement sur les normes, de manière conflictuelle. Or l’être humain ne peut se passer de valeurs spirituelles. Si on supprime la transcendance du débat public, elle risque de revenir par la fenêtre, sous des formes dangereuses: nihilisme (théorie apocalyptique, transhumanisme), ou bien radicalisme religieux violent.
Qu’est-il arrivé au père Paolo en Syrie ?
En fin d’ouvrage, vous plaidez pour que sociétés européennes et valeurs chrétiennes se retrouvent.
O. R. : Il faut repenser le projet européen dans toute sa généalogie. Ce sont majoritairement des chrétiens qui ont fondé l’Union européenne. Il ne s’agit pas de revenir à un christianisme affiché, mais à un certain esprit du christianisme. L’Église doit reprendre le magistère moral, et non proposer un programme pour législateur. Elle n’a pas à faire de lobbying politique.