Les produits financiers complexes de la Société générale ont constitué l’un des placements favoris du régime du colonel Kadhafi qui a confié 1,8 milliard de dollars (1,27 milliard d’euros) de la rente pétrolière à l’établissement français par le truchement de la Libyan Investment Authority (LIA), le fonds souverain libyen. Si la Société générale a agi en toute légalité en vendant ces produits structurés, en revanche, après l’imposition de sanctions internationales au régime libyen début 2011, la banque française s’est bien gardée de reconnaître publiquement l’existence de ces placements opaques lui offrant des marges importantes.
A lire la présentation des actifs de la Libyan Investment Authority datée du 30 juin 2010 dont Le Monde s’est procuré une copie (voir le document en bas d’article), la LIA possède dans son portefeuille des investissements, aujourd’hui gelés, dans trois fonds de la Société générale, (Soc Gen Europe Medium, Soc Gen Strategic Equity Fund Codeis, Soc Gen – Cross Roads 5Y Link Notes). Selon ce document réalisé par le commissaire aux comptes de KPMG, il s’agit de produits structurés — une combinaison complexe d’options, de swaps et d’autres composants — conçus par la banque pour permettre à ses clients de diversifier leur portefeuille.
A en croire le cabinet KPMG, le rendement de ces placements a été décevant entre le premier et le deuxième trimestre 2010. Ainsi, Soc Gen Europe Medium a perdu 42,96 % de sa valeur. Résultat, l’évaluation du portefeuille de produits Soc Gen est tombé à environ un milliard de dollars. JP Morgan et le hedge fund Och-Ziff ont également vendu des produits similaires à la LIA. Transmis au Monde par l’ONG britannique Global Witness, ce document, dont l’authenticité a été confirmée par deux experts indépendants, divulgue de surcroît que la LIA a confié l’équivalent de 335 millions de dollars (236 millions d’euros) en devises variées à deux banques, la britannique HSBC et l’américaine Goldman Sachs. Des institutions arabes détiennent une autre part substantielle des actifs financiers libyens.
ACTIFS ESTIMÉS À 70 MILLIARDS DE DOLLARS
« Les grandes institutions financières privées ont accepté de faire fructifier l’argent du régime libyen en dépit des risques évidents de détournement des avoirs de l’Etat à des fins personnelles. Ces banques ont aidé à renforcer un pouvoir obscène », nous dit Charmian Gooch, directrice générale de Global Witness, une ONG fondée en 1995 pour lutter contre le détournement des ressources naturelles. A la lumière de ce nouveau scandale, l’association demande aux régulateurs de s’assurer que les banques disposant de fonds libyens prohibent tout transfert d’actifs sur des comptes personnels du clan Kadhafi ou de ses hommes liges.
« La LIA a cherché à diversifier son portefeuille en investissant dans des placements sortant des sentiers battus, notamment dans des hedge funds ou des fonds de fonds. Mais vu l’obscurité de ces produits, nous n’avons pas pu quantifier leur importance », indique Sam Meakin du bureau conseil londonien Preqin dont le classement des fonds souverains fait autorité. En mars 2011, Preqin a estimé les actifs de la LIA à 70 milliards de dollars, ce qui plaçait cet investisseur dormant au douzième rang mondial (Le Monde du 3 mars 2011). Ce montant représente 50 milliards de dollars d’actifs financiers et 20 milliards d’avoirs immobiliers et d’infrastructures.
Les fonds structurés de Soc Gen représentent la moitié des investissements de la LIA dans la gestion alternative. Pour la majorité de ses richesses, le fonds souverain fait toutefois preuve de frilosité. La surpondération au sein du portefeuille des bons du Trésor américains, des actions européennes disposant d’une bonne note financière et du cash en témoigne.
UNE GESTION TRÈS LUCRATIVE
Ces révélations confirment une nouvelle fois que les dictateurs parviennent à placer leurs avoirs auprès d’enseignes prestigieuses et renommées, peu regardantes face au pillage des ressources de leur pays. Cumulant coûts et risques faibles, la gestion de tels patrimoines est une activité très lucrative. De plus, dans toutes les places financières dignes de ce nom existe un réseau de banquiers privés, d’experts-comptables ou d’avocats internationaux du « capitalisme de l’ombre » (shadow banking) passés maîtres dans la construction de « trusts » et de sociétés écrans permettant d’accueillir l’argent baladeur.
Enfin, ces activités de gestion bénéficient de la protection de facto d’un Etat souverain sous la forme d’immunité royale ou diplomatique. A ce réquisitoire, le lobby bancaire réplique qu’il lui est impossible de séparer les actifs nationaux de la fortune personnelle des dirigeants nord-africains ou proche-orientaux. Et de rappeler que jusqu’au déclenchement de la rébellion, Washington, Londres et Paris choyaient le régime de Tripoli.
Marc Roche
Ci-dessous, l’intégralité de la présentation des actifs de la Libyan Investment Authority datée du 30 juin 2010.
Les avoirs de la Libyan Investment Authority au 30 juin 2010
Avoirs :
Espèces : 408 millions de dollars (289,3 millions d’euros)
Dépôts : 19,817 milliards de dollars (13,9 milliards d’euros)
Actions : 5,225 milliards de dollars. Essentiellement banques, industries et énergie et télécom.
Participations françaises : Lagardere, France Telecom, Vivendi, GDF, EDF, Lafarge, Danone, Sanofi-Aventis soit approximativement 8 % du portefeuille
Bons du trésor : 3,393 milliards de dollars
Gestion alternative : 3,506 milliards de dollars. Dont Soc Gen Europe
Medium (284 millions de dollars), Soc Gen Strategic Equity funds Codeis (556,450) et Soc Gen – Cross Roads 5Y Link Notes (204,27) contre un investissement initial de respectivement 1 milliard, 500 millions et 300 millions de dollars
Filiales : 16,753 milliards de dollars
Autres : 4,154 milliards de dollars
Total des actifs : 53,329 milliards de dollars
Source : Libyan Investment Authority – Management Information Report 30 juin 2010