Même poussif et tardif, le consensus des Vingt-Sept au Conseil européen pour réduire de 90 % leurs importations de pétrole d’ici à la fin de l’année est une bonne nouvelle pour l’unité du continent. Mais il ne suffira sans doute pas à recoller les morceaux du puzzle européen, qui s’est défait au bout de trois mois de guerre.
Après le sursaut unanime des premières semaines et le réveil de l’Occident face à la Russie, la nature politique des différentes parties de l’Europe est revenue au galop, coupant le continent en deux blocs. Depuis que la guerre piétine dans le Donbass, les alliés occidentaux se divisent sur la manière et le moment de la terminer. À l’Ouest, le camp de la paix, mené par la France, l’Allemagne et l’Italie, veut obtenir l’arrêt des combats et entamer des négociations le plus rapidement possible. Berlin défend l’idée d’un cessez-le-feu, qui permettrait, espèrent certains, un retour au « business as usual ». L’Italie a proposé un plan de paix qui ressemble comme deux gouttes d’eau aux vieux accords de Minsk, très défavorables à l’Ukraine et plongés dans un coma profond. Rome ne veut pas « humilier » la Russie. « En Italie et en Europe, les gens veulent mettre fin à ces massacres et ces violences, cette boucherie », affirme Mario Draghi, le président du Conseil des ministres.
Quant à la France, elle veut tout à la fois, dans un « en même temps » macronien, soutenir l’Ukraine en lui livrant des canons Caesar, et convaincre son président de réfléchir à un cessez-le-feu et à des négociations. À l’Élysée, pas question non plus d’« humilier Vladimir Poutine », car la Russie est un voisin qui « ne déménagera pas » et avec lequel il faudra bien réapprendre à vivre. Malgré la guerre, la Russie est toujours considérée à Paris comme une puissance qui compte dans l’architecture de sécurité européenne.
Pour ces trois pays, suivis dans l’ombre par d’autres, comme la Belgique, la Grèce, l’Autriche ou la Hongrie, une guerre longue aurait un coût économique de plus en plus difficile à supporter, pour l’Ukraine bien sûr, mais aussi pour les pays européens. Sans compter les autres menaces : danger d’extension du conflit, crise migratoire, risque d’attaque nucléaire ou de provocation directe contre un pays de l’Otan…
Si Joe Biden est depuis le début du conflit sur une ligne dure vis-à-vis de la Russie, des voix commencent à rejoindre le « camp de la paix » aux États-Unis. C’est le cas de Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’État américain, 99 ans, connu pour son « réalisme » que beaucoup considèrent comme du « cynisme ». Au Forum économique de Davos, il a demandé à l’Ukraine de « faire des concessions territoriales » à la Russie en acceptant le « statu quo ante », c’est-à-dire l’annexion de la Crimée et de territoires dans l’est de l’Ukraine en 2014. Tout ça au nom de la paix, « afin que l’issue de la guerre puisse enfin être envisagée ». Volodymyr Zelensky a vivement réagi en accusant Kissinger d’agir « comme en 1938 », en référence aux accords de Munich qui avaient permis à Hitler d’annexer certaines parties de la Tchécoslovaquie. Mais l’ancien secrétaire d’État n’est pas le seul à prendre des distances vis-à-vis de la guerre outre-Atlantique. Après avoir d’abord affirmé qu’il fallait aider l’Ukraine à « gagner » et « affaiblir » la Russie, le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, a évoqué la nécessité d’un « cessez-le-feu immédiat », à la suite d’une conversation téléphonique avec son homologue russe, Sergueï Schoïgou. Enfin, dans un éditorial, le New York Times considère qu’une défaite de la Russie serait à la fois irréaliste et dangereuse.
Renforcer le poids de Paris dans la crise
À l’est et au nord de l’Europe, avec des exceptions comme la Hongrie, c’est le « parti de la victoire » qui domine. Ce clan, mené par les États baltes et la Pologne, rejoints par le Royaume-Uni, considère que la Russie doit être battue militairement et chassée définitivement d’Ukraine, y compris des territoires saisis en 2014. Contrairement à Emmanuel Macron, qui veut garder un lien avec Vladimir Poutine au nom de l’Europe dont il préside le Conseil et pour conserver un canal ouvert le jour où il sera à nouveau possible de négocier, ce camp considère qu’il faut rompre avec Vladimir Poutine. « Auriez-vous négocié avec Hitler, Staline, Pol Pot ? », a lancé le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, au président français. Les pays d’Europe orientale et centrale considèrent que les sanctions commencent juste à porter leurs fruits, et qu’il faut les intensifier. Ils affirment qu’il est plus dangereux de céder à Vladimir Poutine que de le contrer et le provoquer. Ils rejettent l’idée d’un cessez-le-feu qui ne ferait que transformer la guerre en conflit gelé, pour le plus grand avantage de Vladimir Poutine, qui pourrait à loisir le réchauffer, selon ses intérêts. Ils reprochent à Emmanuel Macron d’avoir proposé une « architecture de sécurité » avec la Russie, et à Berlin d’être trop complaisant avec le Kremlin. Considérant que le couple franco-allemand a échoué face à la Russie, ils demandent aujourd’hui à être davantage écoutés à Bruxelles, eux qui ont eu raison depuis le début sur la menace russe ; eux qui avaient alerté en vain sur le danger qui venait de l’est. Il est encore trop tôt pour savoir si ce sera provisoire, mais depuis le début de la guerre, le centre de gravité se déplace vers l’est de l’Europe. C’est pour apaiser les relations avec Kiev, et au-delà avec les pays partenaires orientaux de la France, pour lever les ambiguïtés de la politique française et renforcer le poids de Paris dans la crise que la nouvelle ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, s’est rendue en Ukraine lundi.
Une chose réunit pourtant les deux camps européens : la nécessité de laisser les Ukrainiens décider de l’avenir de leur guerre, même si le choix n’est pas entièrement libre puisqu’il dépend du soutien de l’Occident. Comme à son habitude, le Kremlin joue sur les divisions entre les pays occidentaux et parie sur une diminution de l’aide à l’Ukraine, en raison de la lassitude des opinions et des conséquences économiques des sanctions. Pour les amplifier, « la Russie a mobilisé ses relais médiatiques et ses réseaux d’agents d’influence dans les pays occidentaux, pour casser le front uni des Européens et des Américains », explique la spécialiste Françoise Thom, dans un article pour Desk Russie. Mais, là aussi, il est trop tôt pour savoir qui gagnera la course de vitesse.