ENQUÊTE – La possibilité que le Covid-19 soit sorti d’un laboratoire de Wuhan relance le débat sur les ventes de technologies duales au régime communiste.
Le Covid-19 s’est-il échappé du laboratoire P4 de l’Institut de virologie de Wuhan, habilité à héberger les virus les plus dangereux du monde, comme le prétend Donald Trump? Ou du laboratoire voisin P3, également adapté à l’étude des coronavirus? A-t-il fui le laboratoire P2 du Centre de prévention et de contrôle des maladies, qui mène des recherches sur les coronavirus de chauve-souris dans des conditions de sécurité parfois douteuses et se situe à 300 mètres du fameux «marché humide» où toute l’histoire est censée avoir commencé? Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a affirmé dimanche avoir «des preuves immenses» que le Covid-19 venait d’un laboratoire de Wuhan, sans préciser lequel. Il n’a pas répondu non plus à la question de savoir si le virus avait ou non été libéré intentionnellement par Pékin.
Il est encore trop tôt pour dire quelle hypothèse est la plus probable. Mais le fait que le virus soit né à Wuhan, dans la ville où Pékin a installé son laboratoire de haute sécurité biologique fourni par les Français, ajouté aux efforts de dissimulation des autorités chinoises, a suffi à faire ressurgir une question ultrasensible dans l’Hexagone: la vente de technologies duales, c’est-à-dire pouvant servir à des fins civiles comme militaires, à la République populaire de Chine, gouvernée par le Parti communiste depuis 1949.
S’il s’avérait que la France, en livrant à la Chine un joyau technologique comme le P4, avait involontairement et indirectement joué un rôle dans la diffusion du virus, l’affaire serait embarrassante pour Paris, notamment parce que les autorités chinoises ne manqueraient pas de l’utiliser dans leur campagne de désinformation. C’est sans doute la raison pour laquelle une chape de plomb s’est abattue sur le sujet dans les milieux de la défense et de la diplomatie. Car le P4 n’est pas le seul sujet sensible de sa catégorie. Un autre projet mobilise les milieux stratégiques: la construction d’une usine de combustibles nucléaires usagés par Orano (ex-Areva). Le dossier traîne depuis une vingtaine d’années. Pour la France, il s’agit d’un contrat gigantesque. Mais dont les risques, puisqu’il fait appel lui aussi à une technologie duale, sont soulignés par de nombreux spécialistes.
La Défense, les renseignements extérieurs (DGSE) et les Affaires étrangères étaientvent debout contre un projet qui pouvait servir un programme militaire d’arme bactériologique.
À l’époque où il a été lancé par Jacques Chirac et son premier ministre Jean-Pierre Raffarin, en 2004, le P4 avait été au cœur d’un bras de fer en France. Ceux qui étaient pour, les responsables politiques et les scientifiques, affirmaient qu’il fallait aider la Chine, qui sortait à peine du Sras (syndrome respiratoire aigu sévère), à se défendre contre les épidémies. Mais la Défense, les renseignements extérieurs (DGSE) et les Affaires étrangères étaient vent debout contre un projet qui selon eux pouvait servir un programme militaire d’arme bactériologique. Ils soupçonnaient Pékin de vouloir s’équiper, à terme, de cinq ou sept laboratoires P4, dont deux à vocation militaire. «Nous savions les risques encourus et pensions que les Chinois allaient tout contrôler et nous éjecter rapidement du projet. Nous estimions que fournir cette technologie de pointe à un pays dont l’agenda de puissance est infini risquait d’exposer la France en retour», raconte un diplomate qui a suivi l’affaire de près.
Selon une source haut placée, le projet aurait aussi provoqué une crise à Pasteur, où l’Assemblée des Cent, le parlement de l’Institut, aurait dénoncé l’accès autorisé par le contrat à certaines de ses bases de données, avant de se voir imposer la décision par sa direction. «Il y avait des arguments pour, car la Chine avait un vrai problème médical avec les épidémies et la France possédait un avantage dans cette technologie très en pointe. Mais les Chinois savent copier et dupliquer. Et nous pensions que le P4 donnerait des instruments à la Chine si elle voulait un jour lancer un programme d’armes biologiques», explique un haut diplomate, qui était aux affaires stratégiques à l’époque.
Les savants français ont joué un grand rôle pour pousser le projet. «Il y a eu un aveuglement de la communauté scientifique qui refusait de voir la réalité du système chinois. Les chercheurs pensaient que l’ouverture au capitalisme allait transformer la Chine en un pays normal. C’était oublier qu’elle restait avant tout un État léniniste dans lequel la science n’est pas indépendante mais dirigée par le Parti communiste», explique Valérie Niquet, spécialiste de l’Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Depuis le début de l’épidémie, le parti et l’État interviennent dans la recherche, manipulant les dates et réécrivant l’histoire du coronavirus.
«Toutes les recherches scientifiques en Chine doivent in fine se subordonner aux diktats du PCC», rappelle Josh Rogin, qui suit le sujet pour le Washington Post. Mais ce sont les responsables politiques français qui ont imposé la vente à l’administration, dont les résistances avaient freiné la réalisation du contrat. À l’époque, la Chine venait d’entrer à l’OMC, tous les pays occidentaux développaient avec elle des partenariats. Les autorités françaises appréciaient le «soft power» à la chinoise et l’image de puissance pacifique projetée par les discours officiels. «On pensait que le régime allait évoluer, s’ouvrir aux idées démocratiques, se normaliser», explique une source diplomatique.
Les Français ont vite déchanté. Après l’inauguration du laboratoire en 2017, ils ont été poussés dehors. La coopération entre les deux pays, qui devait assurer la formation des chercheurs chinois et le contrôle des activités par la partie française, n’a jamais démarré. «Les Chinois ne voulaient surtout pas qu’on regarde par-dessus leur épaule. Ils voulaient prouver qu’ils pouvaient s’en sortir seuls, que la grande Chine n’avait plus besoin de ses parrains occidentaux. L’hubris provoque la némésis. C’est la grande différence entre la période actuelle et la génération de la Révolution culturelle», analyse un diplomate spécialiste de la Chine. Le laboratoire a vite échappé au contrôle de ses parrains français. «Mais l’affaire du virus n’est pour moi qu’un point de détail. Le vrai sujet, c’est notre relation avec la Chine depuis trente ans. Nous avons créé le dragon. Pendant plusieurs décennies, personne n’a voulu voir qui étaient les dirigeants chinois. Nous avons ignoré leur volonté de revanche», affirme un diplomate longtemps en poste à Pékin.
La Chine, pourtant, ne cache jamais ni ses objectifs ni sa volonté d’acquérir les technologies occidentales par tous les moyens. «La Chine n’est plus l’usine du monde. L’ouverture lui a permis d’obtenir des connaissances et des technologies sans pour autant les maîtriser totalement. Certaines ont été volées mais la plupart ont été acquises dans le cadre de collaborations agréées librement», explique un spécialiste de la Chine. À l’entrée du site de la centrale nucléaire de Taishan, à qui la France a fourni deux réacteurs EPR, quatre panneaux prévenaient les visiteurs. 1) Nous achetons de la technologie étrangère. 2) Nous la digérons. 3) Nous la reproduisons au niveau national. 4) Nous l’exportons. La coopération d’Airbus, le géant aéronautique européen, avec la Chine, est un exemple de la manière dont Pékin réduit son retard technologique. «Nous savions très bien que les Chinois allaient créer une usine miroir. Et pourtant on les a laissés piller nos informations et acquérir les capacités critiques qu’ils n’avaient pas avant. Pour des logiques financières à court terme», regrette un expatrié français à Pékin.
Se résoudre à des transferts de technologie avec la Chine ou risquer de perdre des contrats, c’est l’éternel dilemme des responsables industriels et politiques en France. Surtout lorsqu’on touche aux technologies duales. Et surtout depuis que la Chine a renoncé officiellement à l’étanchéité entre les domaines civils et militaires avec la création, en 2015, d’un comité de pilotage à l’intégration civilo-militaire, présidé par Xi Jinping. Depuis 2018, une loi oblige aussi les laboratoires civils et militaires à coopérer. «Le problème avec la Chine, et sans tomber dans les excès, c’est de savoir où mettre la limite. Il est fondamental d’avoir conscience du risque d’instrumentalisation de la coopération scientifique et des échanges universitaires au service de la captation de technologies par la Chine, parfois dans des domaines sensibles y compris militaires…», résume Antoine Bondaz, spécialiste de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
L’affaire du P4 donnera-t-elle un nouveau coup de projecteur au projet d’usine de retraitement des déchets nucléaires que la France veut vendre à la Chine? Comme le laboratoire de Wuhan, sa concrétisation a été retardée en raison des réticences françaises, notamment celles du Quai d’Orsay. «Leur but est sans doute de se procurer une centrale low cost pour la reproduire ailleurs en Chine puis l’exporter à l’étranger, notamment dans les pays traversés par les “routes de la soie”», explique un bon connaisseur du dossier.
De nombreux diplomates s’interrogent sur le bien-fondé d’un transfert technologique qui permettrait à la Chine de rattraper la France dans un secteur où elle excelle. «Une usine de retraitement n’a pas de vocation militaire à proprement parler. Cependant, comme certaines infrastructures permettent d’isoler des matières fissiles, dont du plutonium, cela pourrait théoriquement permettre à un pays de faciliter l’accroissement de son arsenal nucléaire. D’où une prudence importante de la France dans les transferts de technologies, et la promotion d’un traité international d’interdiction de la production de matières fissiles pour les armes nucléaires», explique Antoine Bondaz. À chaque visite bilatérale, le sujet est évoqué et relancé. Mais ce contrat de plusieurs milliards d’euros, qui serait un gros coup pour le pouvoir politique, n’est toujours pas signé.
Les États-Unis, qui étaient opposés à la vente du P4 français à la Chine, ont commencé à tirer la sonnette d’alarme. Le département à l’Énergie a interdit à ses chercheurs de participer au «programme 1000 talents», qui attire les élites étrangères avec de confortables bourses financières, y compris les spécialistes de technologie duale. Les Américains ont aussi mis fin au financement de certaines activités du P4 de Wuhan, mis en place après le départ des Français. Des diplomates de l’ambassade américaine à Pékin ont prévenu leur Administration en 2018 de l’insuffisance des mesures de sécurité dans le P4. Selon les informations du Figaro, le laboratoire aurait récemment connu des problèmes d’étanchéité, qui auraient justifié que la Chine achète, en décembre, des stocks d’anticoagulants sur le marché international.
«Pourquoi n’a-t-on pas demandé des comptes à la Chine plus tôt? Pourquoi continuons-nous à exposer nos économies à un pays qui respecte si peu nos valeurs? Pourquoi leur transférons-nous nos technologies sensibles?», interroge un diplomate. «Parce que nous avons peur. Parce que notre dépendance vis-à-vis de la Chine a atteint un tel niveau qu’elle biaise toutes nos décisions.» Les liaisons dangereuses entretenues par le virus avec les laboratoires de Wuhan changeront-elles la donne en France, alors que le prochain enjeu est la 5G chinoise, qui pourrait encore accroître la dépendance technologique de l’Hexagone?
«Après le Covid, poursuit le diplomate, la politique étrangère française doit retrouver son instinct de survie. Elle doit privilégier ses relations commerciales avec les pays qui partagent les mêmes valeurs que nous et ont un système normatif compatible avec le nôtre: les États-Unis, les pays européens, le Japon, l’Australie… La France doit trouver une voie qui lui permette de préserver ses intérêts nationaux.»