Walid Joumblatt a joué et il a perdu. Il n’est donc point surprenant de le voir acculé aujourd’hui à des révisions douloureuses et indispensables. Car, pour le chef d’une secte, qui compte à peine quelques centaines de milliers d’individus, les états d’âme n’ont pas cours, et très souvent, l’opportunisme est synonyme de survie. Aussi, ses retournements qui ne cessent d’étonner ses amis (et de ravir ses ennemis) obéissent à des impératifs de nécessité plutôt qu’à des lubies saisonnières.
Lorsqu’en 2005, notre clown aux yeux tristes avait décidé de chevaucher la vague néo-conservatrice qui déferlait sur la région, il était fermement convaincu que la dictature syrienne allait tôt ou tard rejoindre le sort de la dictature irakienne dont l’ogre américain n’avait fait qu’une bouchée. Walid Joumblatt, qui aurait retourné sa veste pour beaucoup moins, avait trouvé l’occasion trop belle pour faire la fine bouche. Il est vrai qu’à l’époque, l’euphorie de la « Révolution du Cèdre » l’encourageait à prendre les paris les plus audacieux, c’est la raison pour laquelle il s’est engagé sans mesurer les risques, prenant même le soin de brûler tous les ponts derrière lui.
Quatre ans après, le bilan est édifiant. Tous les paris de Walid Bey se sont avérés perdants. Les néo-cons ont rejoint, comme ils le méritaient, la « poubelle de l’histoire », Georges Bush a disparu, accompagné d’un jet de chaussure en guise d’adieux et Jacques Chirac se morfond dans une retraite ennuyeuse, mais agréable grâce aux largesses de la famille Hariri. Pire encore, la dictature syrienne, devenue entre-temps son ennemie jurée, a fait preuve d’une résilience à toute épreuve et se trouve autant courtisée aujourd’hui qu’elle était honnie hier. Et pour coiffer le tout, l’ennemi « interne » a réussi à consolider sa « victoire divine » en arrachant par la force des baïonnettes ce qu’on lui avait refusé des années durant.
En vieux briscard de la politique, Walid Joumblatt ne pouvait pas ignorer cette avalanche de déboires. Un « recul stratégique » était donc nécessaire. Se plier au principe de la réalité n’était point difficile pour lui, il l’avait maintes fois fait auparavant et avait toujours réussi à sauvegarder l’essentiel. Sauf que cette fois, la donne est nettement plus compliquée et le virage qu’il vient d’amorcer soulève des difficultés non seulement auprès de ses amis chrétiens et sunnites (qui ont d’autres impératifs), mais aussi (et c’est là la grande nouveauté) au sein de sa propre communauté qui a été empêchée d’en découdre avec les assaillants.
Pour Walid Joumblatt, le temps presse. Aujourd’hui, il veut aller plus vite que la musique, mais il peine à entraîner ses alliés dans son sillage. Mais d’où vient cette urgence ? Et pourquoi ne pas attendre le résultat des élections avant de se précipiter dans les bras du Hezbollah et de la Syrie par un Nabih Berri interposé ?
Plusieurs raisons peuvent expliquer sa conduite. De toutes les défaites qu’il a subies au cours des quatre dernières années, celle du 7 mai 2008 est de loin la plus lancinante. Ce jour-là, il a été saisi d’une réelle panique. Encerclé à Beyrouth alors que son fief était attaqué, il a pu mesurer l’ampleur du danger qu’encourait sa communauté en cas de confrontation ouverte avec le Hezbollah et à travers lui avec la communauté chiite. Ce jour-là, il a réalisé que la seule option qui lui restait c’était d’amadouer par tous les moyens possibles et au prix de toutes les humiliations le dragon inexpugnable qu’est devenu le parti chiite armé. En mordant sur ses plaies et en montrant patte blanche comme il le fait sans discontinuer depuis, il espère gagner les faveurs du dragon, ou du moins se prémunir contre ses flammes.
Walid Joumblatt ne peut plus attendre d’hypothétiques changements sur la scène régionale et internationale (merci, il a déjà donné !). C’est la raison pour laquelle, il a tourné la page et fait son deuil (sans le dire ouvertement) du 14 mars. C’est aussi pourquoi il n’a pas besoin d’attendre le résultat des élections. Car quelle qu’en soit l’issue, il a déjà admis en son for intérieur la mainmise directe ou indirecte du Hezbollah sur le pays.