Un Yéménite se tient au milieu des ruines de maisons, détruites par des frappes menées par la coalition arabe, près de Sanaa, samedi.
INTERVIEW – Alors que les combats font rage entre rebelles et partisans du chef de l’État aidés d’un soutien aérien arabe, Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du Yémen, explique que l’implication de Ryad dans le conflit est une façon de dire « stop » à la progression de l’Iran en Irak et en Syrie.
Comment expliquer l’ascension fulgurante des Houthis en moins d’un an ?
Depuis l’été 2014, le groupe armé chiite zaydite Ansar Allah (« Partisans d’Allah », également connus sous le nom de Houthistes) s’est retrouvé à la tête de grandes manifestations, notamment à Sanaa, pour lutter contre la corruption et l’augmentation des prix de l’essence. Il a d’abord bénéficié d’une importante popularité. D’autant que dans leurs slogans, les Houthistes se présentent comme les défenseurs des valeurs de la révolution de 2011 (à l’origine de l’éviction du président Ali Abdallah Saleh), à laquelle ils ont participé. Pour eux, l’actuel président Hadi (exilé en Arabie saoudite), et ex-président pendant presque 20 ans, fait partie de l’ancien régime dont il faut se débarrasser. Ils sont également de fervents opposants au parti al-Islah, considéré comme la branche des Frères musulmans au Yémen, et contre l’establishment tribal incarné par le cheikh al-Ahmar. Ils vouent aussi une haine particulière au général Ali Mohsen, un cousin de l’ex-président Saleh, qui leur a fait la guerre, au Nord, de 2004 à 2010. Ce n’est donc pas un hasard si Amrane, à une cinquantaine de kilomètres de Sanaa, est le premier verrou militaire que les Houthistes ont fait sauter. Cette ville était tenue par un des commandants fidèles à Ali Mohsen.
Pourquoi sont-ils parvenus à prendre si facilement Sanaa le 21 septembre ?
En fait, leur révolte pacifique s’est vite transformée en lutte armée. L’élément déclencheur a été la Conférence du dialogue national : ils s’y sentaient sous-représentés et étaient opposés au système fédéral prôné dans la nouvelle Constitution qui s’apprêtait à être votée. Dans le nouveau partage du pays en 6 provinces, ils voyaient leur territoire se réduire à portion congrue – les régions de Saada et de Hadja – et ne disposaient d’aucun débouché sur la mer. Ils ont donc fini par s’avancer militairement en prenant la capitale.
Auraient-ils pu le faire sans l’appui stratégique de l’ex-président Saleh ?
Sans doute pas. L’ennemi d’hier, qui les a combattu pendant la guerre de Saada, s’est en effet imposé comme un allié tactique. Ali Abdallah Saleh, qui nourrit toujours le rêve d’un retour au pouvoir, agit en sous-main grâce aux unités militaires qui lui sont restées fidèles, notamment les hommes de l’ex-Garde Républicaine et les forces spéciales, très bien entraînés. En plus, Saleh avait mis plusieurs fils et cousins à la tête de ces unités. C’est donc grâce à cette complicité que les Houthis ont pu s’emparer de Sanaa, pour ensuite forcer le président Hadi à signer un accord politique garantissant l’augmentation de leur représentation au sein du Dialogue national. Mais très vite, ils se sont révélés jusqu’au-boutistes. Ils ont occupé tous les ministères, et paralysé le gouvernement. Deux mois plus tard, Hadi démissionne, il est placé en résidence surveillée et le Parlement est dissous. Dans la foulée, les Houthistes créent un Conseil révolutionnaire. En fait, il y a eu un coup d’État qui a commencé à partir de l’été 2014, et qui s’est soldé, en janvier 2015, par la prise de pouvoir officielle des Houthistes – et par la fuite, en mars, de Hadi dans le Sud, puis en Arabie saoudite. Dans le Sud, ce dernier dispose du soutien des comités populaires. Il a également le soutien d’une grande partie de la population de Taez, Hodeyda, Mareb et Bayda.
Quelle idéologie défendent les Houthistes ?
Les Houthistes se réclament du zaïdisme, une minorité de l’islam chiite, bien différente des chiites d’Iran. Dans leurs pratiques, les zaïdistes sont même plus proches des sunnites que des chiites. Mais aujourd’hui, on assiste à une affirmation idéologique qui s’illustre par exemple par le changement de certains imams dans les mosquées ainsi que par une rhétorique anti-al Qaida – et par extension antisunnite. Soutenus par Téhéran, ils ont également pour modèle le Hezbollah libanais. Certains commentateurs yéménites aiment d’ailleurs se moquer de leur leader, Abdel Malek el-Houthi en disant qu’il essaye de ressembler à Nasrallah. Nouvelle tendance : on assiste aussi à un processus de « chiitisation » du zaïdisme : les Houthis ont commencé à faire de grandes processions religieuses comme l’Achoura, qui n’existaient pas avant. Ils organisent des parades militaro-religieuses comme le parti de Dieu libanais. Bref, aujourd’hui, il y a une spécificité houthiste en contradiction avec le zaïdisme. Dans leurs slogans, on peut entendre « Mort à l’Amérique », « Mort à Israël », « Malédiction aux juifs ». Or dans les années 80, les zaïdistes étaient connus pour avoir protéger les juifs. Aujourd’hui, les Houthistes sont également en train d’imposer certaines pratiques rétrogrades. Certains de leurs hommes ont empêché les femmes de conduire à Sanaa, d’autres ont interdit la musique dans les fêtes de mariage. On peut y voir une sorte de débordement venant de certains miliciens, notamment ceux qui arrivent des montagnes. En même temps, c’est une réalité qui existe au sein de ce groupe.
Leur arrivée à Aden, en mars, était-elle motivée par des velléités expansionnistes ou était-ce un calcul politique ?
Je crois qu’ils ont été poussés par Saleh dans cette aventure. D’abord, ils ont pris Taez, où les forces qui sont sous les ordres de l’ex-président leur ont prêté allégeance. Ensuite ils se sont avancés vers Mokha. Puis ils ont pris la base d’Annat et ils ont attaqué le Sud. Je pense qu’ils voulaient vraiment proclamer leur pouvoir sur tout le Yémen. Après, il y avait peut-être des calculs. Une partie du mouvement sudiste, actuellement à Dubaï et inféodé à l’Iran, a vu l’arrivée des houthistes d’un bon œil pour ensuite négocier quelque chose. Quant à Saleh, il les a poussé à s’aventurer vers le Sud, avant de lancer des appels à la paix. Cet homme ne roule que pour lui. Son alliance avec les Houthistes n’est pas pérenne. Au final, je pense que les Houthistes ont attaqué le Sud, fleur au fusil, pour pouvoir ensuite négocier avec d’autres forces politiques notamment sudistes un nouveau partage du pouvoir, où ils auraient eu la mainmise : un peu comme le Hezbollah libanais qui contrôle les choses tout en apparaissant en retrait. Mais avec le jeu machiavélique de Saleh, la donne est plus complexe.
Qu’est-ce qui a poussé l’Arabie saoudite à intervenir militairement ?
Pour l’Arabie saoudite, et pour son allié égyptien (qui fait aussi partie de la coalition), l’arrivée sur Aden a été la provocation de trop. L’idée d’avoir un allié de l’Iran chiite sur le front Sud, qui aurait le contrôle le détroit de Bab el-Mandeb, était impensable. En plus, les Saoudiens avaient toutes les justifications nécessaires : un président légitime, reconnu par la communauté internationale, en péril, des manifestations anti-Houthis dans les grandes villes… Ils avaient donc une certaine couverture intérieure. Le royaume saoudien garde également en mémoire les débordements houthistes à sa frontière, en 2009. Sans compter la crainte de voir sa propre minorité chiite tentée par un soulèvement.
Pendant ce temps, on a l’impression que les djihadistes d’al-Qaida dans la Péninsule arabique (Aqpa) en profitent pour étendre leur influence…
La menace d’Aqpa n’est pas nouvelle. En 2011, ses hommes, qui se font également appeler Ansar al-Charia, avaient pris une partie de la province d’Abyan, pas loin d’Aden. Ils en avaient été chassés par les tribus locales qui forment maintenant une partie des comités populaires pro-Hadi. Aujourd’hui, les djihadistes d’al-Qaida sont surtout présents dans les régions où il y a une confrontation avec les Houthistes, notamment la région de Radaa et Bayda. Ils attaquent aussi souvent des postes militaires à Hadramout. De toute évidence, ils profitent de l’instabilité et du chaos pour progresser. Ce qui est frappant, c’est l’exacerbation confessionnelle : d’un côté, les rebelles houthistes manifestent de plus en plus leur chiisme ; de l’autre, al-Qaida se présente comme un rempart contre ces « hérétiques ». En parallèle, on assiste à une surenchère inquiétante entre groupes djihadistes avec l’émergence de l’État islamique. Avec Daech, on est effet passé à un autre registre qui est la terreur. En 2013, al-Qaida avait présenté ses excuses après l’attaque contre un hôpital militaire de Sanaa qui avait fait plus de 50 morts, dont des médecins et des infirmières. Les combattants de l’État islamique, eux, n’ont aucun scrupule à tuer des civils. Exemples, ces attaques mortelles contre deux mosquées de Sanaa, fin mars, considérées comme zaïdistes mais où beaucoup de sunnites vont également prier.
Peut-on craindre une guerre confessionnelle ?
C’est plus compliqué que ça. Les zaïdistes, par exemple, ne sont pas tous Houthistes. Les sunnites non plus ne forment pas un bloc uni. Au-delà de l’angle confessionnel, je pense qu’il faut mesurer les choses en termes régionaux : Sanaa, Aden, Hadramout… On assiste à des luttes qui se polarisent autour de régions. La dimension géopolitique est également à prendre en compte. Aujourd’hui, on assiste à une lutte d’influence entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite. Le Yémen est devenu le terrain d’une guerre par procuration entre Ryad et Téhéran. L’implication de Ryad, c’est une façon de dire « stop » à la progression de la République islamique d’Iran en Irak et en Syrie. Par ailleurs, les Saoudiens voient également d’un mauvais œil le rapprochement irano-américain dans les négociations sur le nucléaire. Tout ceci entre en jeu.