La récente réunion des leaders chrétiens à Bkerké a vu se développer une opinion majoritaire en faveur des « thèses grecques-orthodoxes » concernant la loi électorale. Celles-ci peuvent se résumer ainsi : Les électeurs de chaque communauté élisent uniquement les députés de leur propre communauté. L’élection obéira au principe de proportionnalité.
Ces prises de position ont suscité de vives réactions. La plupart des critiques mettent en relief les points suivants: L’application de cette loi créera un parlement polarisé. Chaque communauté se refermera sur elle-même. La dynamique engendrée, risquera d’attiser les conflits sectaires plutôt que de les réduire. La société libanaise sera continuellement menacée d’éclatement. Les leaders confessionnels en sortiront renforcés. L’application de cette loi aboutira, au niveau régional, à l’isolement des chrétiens.
Ces appréhensions sont certainement justifiées, mais pour mieux apprécier leur portée, il faudrait faire ressortir plus clairement ce qui dans ces thèses amène au repli sur soi et les dangers qui en découlent, et ce qu’on peut y trouver de positif.
L’aspect négatif de ces « thèses » ne réside pas dans le fait que les communautés auront une voix dans l’élection des députés qui appartiennent à leur secte, mais qu’ils devront se limiter exclusivement à cela. Le contraire, qui est d’ôter à une communauté le pouvoir d’influencer de façon significative sa représentation au sein du pouvoir politique, est tout aussi dangereux. La frustration et la marginalisation qui en résultent, provoquent une dépression (« ihbat ») et un sentiment d’ostracisme, qui pourraient facilement amener à la recherche de solutions en dehors de tout cadre institutionnel ou légal, avec les risques de violence que cela comporte.
Il faut donc chercher à éviter ces deux extrêmes. Les ’thèses grecques-orthodoxes’ sont une réaction à l’une de ces extrêmes: la marginalisation des chrétiens libanais qui résulte en partie d’une fausse interprétation du compromis de Taef dans les lois électorales de 2009 et celles qui la précèdent, ce qui a redonné aux facteurs démographiques dans les élections un poids que Taef était supposé avoir neutralisé.
L’interprétation tronquée de la Mounassafeh (principe d’égalité entre musulmans et chrétiens stipulé dans la Constitution), la résume à la simple règle que les sièges parlementaires doivent être répartis de façon égale entre musulmans et chrétiens. Mais cela suppose faussement qu’un chrétien ou un musulman représente nécessairement les aspirations historiques de sa communauté même s’il est élu grâce aux voix d’une autre communauté. Or une forte proportion des députés chrétiens est élue par des votants musulmans, alors que l’inverse n’est pas vrai.
Une ‘Mounassafeh’ véritable devrait donner aux chrétiens le même pouvoir électif qu’aux musulmans; en d’autres termes, elle devrait permettre aux électeurs chrétiens d’élire le même nombre de députés que les électeurs musulmans. Les ‘thèses’ contiennent cette revendication qui est légitime, et elles l’appliquent de façon systématique et claire ce qui est nécessaire pour la rendre rassurante. Elles la présentent, cependant, dans un contexte de fermeture sur soi qui la défigure et la rend, donc, inacceptable.
Il faut remarquer ici que les lois électorales de 2009 et celles qui précèdent appliquent déjà un facteur de pondération qui donne à l’électeur chrétien un poids plus grand qu’à l’électeur musulman. Elles le font cependant de façon très irrégulière, et avec le net résultat que 20 députés chrétiens sont élus dans des circonscriptions à vaste majorité musulmane alors que seulement 3 musulmans sont élus dans des circonscriptions à majorité chrétienne, ce qui rompt l’équilibre voulu par Taef entre les deux grands groupes religieux. De plus le principe de ‘pouvoir électif égal’ n’y est pas admis formellement, ce qui lui ôte la qualité désirable de rassurer les chrétiens.
Le nombre d’électeurs musulmans au Liban était en 2009 1,52 fois plus élevé que le nombre d’électeurs chrétiens. Dans le découpage électoral de 2009, les divergences de cette proportion moyenne sont parfois très larges. Dans la circonscription du Kesrouan, par exemple, le nombre d’électeurs chrétiens par député est autour de 17.470, alors qu’il est plus que le double à Bint Jbeil. Les législateurs libanais ont donc introduit dans les lois électorales précédentes, un principe de ‘pouvoirs électifs’ ajustés, mais ils le font parfois de façon excessive, parfois insuffisamment, toujours dans le but d’accommoder les intérêts d’une faction ou une autre. Un système électoral basé sur une acceptation explicite de la formule de ‘pouvoirs électifs égaux’, ne formerait donc pas un retour en arrière, puisque ce principe est déjà mis en application, bien que de façon inégale, dans les législations précédentes. Un tel système devrait, cependant, appliquer un facteur de pondération moyen de 1,52, sans déviations notables, dans toutes les circonscriptions et le faire systématiquement et en toute impartialité.
Il est aussi important de préciser que les lois électorales de 2009, 2005 et celles qui les précèdent ont toutes pratiqué un découpage électoral qui, dans beaucoup des circonscriptions, crée la même dynamique de fermeture sur soi que l’on reproche aux thèses grecques orthodoxes. Par exemple, en 2009, les circonscriptions de Batroun, Zghorta, Bcharré, Koura, Jezzine, le Metn et Beyrouth-1, étaient des circonscriptions où une écrasante majorité d’électeurs chrétiens votaient pour des députés chrétiens. Beyrouth-3, Tripoli, Minnyeh-Dunnyeh, Saida-ville étaient des régions presque homogènes sunnites élisant uniquement des députés sunnites, alors que dans Tyr, Bint Jbeil et Nabatyeh, c’étaient de grandes majorités chiites qui votaient seulement pour des députés chiites.
Le système électoral courant a en très grande partie les mêmes aspects négatifs que l’on reproche aux ‘thèses’. Les deux systèmes devraient donc être également rejetés.
Quelles autres alternatives sont offertes aujourd’hui ? Les efforts les plus concertés ont été fait par le comité Boutros, qui a groupé d’éminents juristes et défenseurs des droits civiques dans le but de réformer le système électoral. Leur recommandation principale fut d’adopter un système de scrutin proportionnel, mais ils l’ont fait en voulant en même temps respecter les quotas communautaires. Cela a créé un système d’une telle complexité qu’il n’est pas gérable pour l’électeur moyen. Le gouvernement, qui a adopté récemment une variante de ce projet, l’a défendu publiquement à maintes reprises sans toutefois donner de détails sur le projet. D’où proviennent les difficultés ?
Le système proposé par le gouvernement fonctionne sur la base de ‘listes fermées’ de candidats. Les votants doivent élire une liste complète et ne peuvent panacher leur bulletin de vote avec des noms de candidats choisis de listes différentes. Une fois les votes comptabilisés, chaque liste est attribuée une proportion de sièges parlementaires égale à la proportion des votes favorables obtenus. Jusqu’ici tout est clair. Le problème apparait au niveau de l’attribution des sièges à l’intérieur de chaque liste.
Un exemple servirait à éclaircir le problème à ce stade du processus de sélection des candidats. Supposons que la liste A gagne 40% des votes dans une circonscription où 10 députés doivent être élus. Cela veut dire que 4 députés doivent être choisis de la liste A. Or les 10 candidats sur la liste ont reçu le même nombre de voix. Le gouvernement, dans sa description du système qu’il propose, s’est limité à dire qu’un vote préférentiel serait utilisé afin de compléter le processus de sélection. Le grand public n’est toujours pas au courant de comment cela va être fait,
Il y a plusieurs façons d’utiliser les votes préférentiels. Malheureusement dans certaines circonstances, cela peut amener à des résultats incongrus. En effet une secte minoritaire dans une circonscription, peut se trouver dans la situation peu enviable où il lui est nécessaire de voter pour une liste qu’elle oppose afin de faciliter l’élection de candidats minoritaires de la liste qu’elle préfère. Nizar Younès présente même l’argument que ce système est mathématiquement indéterminé (voir ‘Le Parlement de Demain’ Editions Al-Massar, 2006. pp.193-208).
L’intérêt du système proportionnel réside dans l’élimination des contraintes du ‘vote utile’ et donc du piège de la politique du moindre mal. Cela assure une meilleure représentation puisque les électeurs peuvent alors voter pour leurs candidats préférés. Mais est-il toujours bénéfique de pousser la représentativité plus loin ? Les défenseurs du système proportionnel s’attendent à ce qu’il aboutisse à l’émergence de représentants de la société civique qui remplaceraient les leaders traditionnels sectaires. Deux facteurs contrecarrent ces effets bénéfiques espérés :
-Des représentants de la société civile sont déjà présents dans les grandes formations sectaires ; or s’ils les quittaient pour s’organiser indépendamment, ceci risquerait de radicaliser ces formations et les amener à attiser les conflits intercommunautaires pour garder leurs emprises sur leurs communautés.
-Un second facteur pèse lourdement sur le côté négatif d’une plus grande représentativité. Il faut s’attendre à ce qu’un scrutin proportionnel facilite la croissance des groupes religieux extrémistes plus que celle des modérés non-sectaires. Cela danger sera plus grand si le projet de créer une seule circonscription était adopté. Il n’y a qu’à voir la dynamique de croissance des mouvements religieux dans le printemps arabe. L’état d’Israël utilise le scrutin proportionnel, et là aussi les groupes religieux ont, par leur croissance rapide, complètement marginalisé le parti travailliste séculier.
Le système proportionnel a le même genre d’effet sur les pays que l’analyse freudienne a sur les personnes. Les deux mettent à jour les frustrations cachées et les motivations troublantes qu’une société ou personne trouverait plus sain de garder en sourdine. On peut apprécier une certaine poétique freudienne, mais la thérapeutique freudienne a été un échec car elle a déconstruit sans pouvoir réintégrer. De même, un système proportionnel ne pourrait aider un pays en crise mais le précipiterait plutôt dans une condition quasi-permanente d’état failli (‘failed state’).
Un autre argument qu’on entend souvent contre l’utilisation du scrutin proportionnel au Liban a du mérite dans les conditions actuelles. D’entières régions libanaises échappent au contrôle de l’état, et sont sous domination de groupements politiques armés qui ont réduit par la force ou par la menace de son utilisation toute opposition. Le scrutin proportionnel ne permettrait à aucune opposition de gagner des sièges dans ces régions. Dans les régions qui jouissent d’une plus grande liberté, et où les oppositions au parti dominant foisonnent, celui-ci perdrait des sièges si un scrutin proportionnel était adopté. Ce serait avoir un sens très tordu de l’équité que de proposer un système électoral qui récompenserait ceux qui répriment les oppositions dans leur région par la force des armes, et de punir ceux qui ont respecté la liberté d’expression et d’action politique dans leur région.
Le scrutin proportionnel a été présenté par ses défenseurs comme le plus moderne et le plus utilisé aujourd‘hui, comme si c’était la dernière mode à suivre. Or aucun pays ne le combine avec des quotas communautaires. De plus les démocraties les plus avancées, et les plus anciennes, celles qu’on devrait prendre comme modèle, ne l’utilisent pas. Les Etats-Unis et l’Angleterre utilisent toutes deux un système de scrutin uninominal et majoritaire (circonscriptions individuelles où un seul député est élu par circonscription). Le parlement français utilise le même type de scrutin uninominal. Quant à l’élection des sénateurs français, elle est basée sur un système mixte (scrutin uninominal majoritaire dans la moitié des circonscriptions, et scrutin proportionnel dans l’autre moitié).
Le scrutin uninominal semble donc avoir des défenseurs de taille. Lui aussi cependant est problématique dès lors qu’il s’agit d’y inclure des quotas confessionnels. Un système uninominal à deux tours a été présenté par Nizar Younès (op. cit.). Malheureusement, malgré la forme non-confessionnelle qui lui a été donnée au niveau de la répartition des sièges, ce système aboutit à ce que les électeurs ne choisissent que les députés de leur propre religion. Voir à ce sujet mon article dans le Daily Star du 4 Avril 2008, où je critique le projet Younès et introduit un projet électoral basé sur un scrutin majoritaire avec des circonscriptions à deux députés : l’un musulman et l’autre chrétien. Ce projet crée des ponts entre les communautés et désoriente les attitudes sectaires. Une variante de ce projet est prée plus loin.
Il faudrait, avant de le décrire en plus de détails, justifier le maintien de quotas confessionnels et l’introduction d’un pouvoir électif égal entre les 2 grands groupes religieux, car ces questions continuent d’être rejetées par maints détracteurs sur la base de grands principes démocratiques (voir, par exemple, l’éditorial de Michael Young dans le Daily Star du 22 Décembre 2011, où l’auteur déclare cette idée ‘profoundly undemocratic’).
Il n’y a pas de principe absolu qui définit les règles électorales. Les pratiques démocratiques sont liées par une convention constitutive (qui devrait être acceptée librement), et qui elle détermine les spécificités des règles du jeu démocratique. Mais ces règles ne sont pas nécessairement égalitaires. La constitution norvégienne, par exemple, stipule que plus de la moitié des membres du gouvernement doivent appartenir à la secte luthérienne (cette situation est sur le point d’être révisée cette année, mais après quoi).
L’exemple le plus pertinent en ce qui concerne la situation libanaise est le Sénat américain. Chaque état américain élit deux sénateurs quelque soit sa population. La Californie avait en 2011 plus de 37.691.000 habitants, soit 66 fois plus d’habitants que le Wyoming qui n’en avait que 568.000. Le vote d’un électeur du Wyoming avait le même poids politique que celui de 66 Californiens. Il y a donc, dans les élections sénatoriales américaines, égalité dans le nombre de représentants et égalité dans le ‘pouvoir électif’ des états, quelques soient leur populations, et c’est l’égalité du ‘pouvoir électif’ qui est cruciale dans ces élections.
Ce pouvoir électif égal fut donné aux états américains par le ‘Connecticut Compromise’ de 1787. C’est le compromis de Taef de 1989 qui, au Liban, a rendu formel le principe d’égalité entre chrétiens et musulmans dans les pouvoirs législatifs et exécutifs. On ne peut vraiment évaluer les règles du jeu démocratique au Liban et leur légitimité si on ne comprend pas les termes de l’Accord de Taef.
Taef devait convaincre les chrétiens de l’Est de se réunifier avec le reste du pays. Ils avaient opté pour la sécession car ils ne pouvaient admettre que leurs partenaires dans la direction du pays préféraient les solutions régionales à la cogestion d’un Liban indépendant. Les musulmans critiquaient les positions ‘anti-arabes’ des chrétiens, leur reprochaient de dominer l’appareil d’état et insistaient pour qu’ils réintègrent un état unifié.
Le compromis fondamental de Taef en ce qui concerne les problèmes intercommunautaires était donc basé sur trois conditions principales :
1- Les chrétiens devaient se soumettre à l’autorité centrale et admettre l’identité arabe du pays. Cette condition a été remplie. Le mini-état chrétien fut dissous, et le discours politique des formations chrétiennes s’est harmonisé avec son environnement arabe
2- En contrepartie, les groupements islamo-progressistes devaient donner leur allégeance à l’intégrité, l’unité et l’indépendance du Liban, Patrie définitive. Cette condition, pourtant fondamentale, et inscrite dans le préambule de la constitution, n’a pas été réalisée: Le Liban après Taef a été livré aux syriens, et aujourd’hui d’importants groupements libanais ont abandonné leur perspective libanaise pour se soumettre à l’autorité de pôles régionaux.
3- L’acceptation par les deux parties de la ‘Mounassafeh’ : répartition égale dans les pouvoirs législatifs et exécutifs entre les deux groupements religieux. Cela répondait aux revendications légitimes des musulmans qui se plaignaient de la domination chrétienne sur l’appareil de l’état (avant Taef les chrétiens avaient une majorité au parlement, et l’exécutif était un régime présidentiel fort aux mains des maronites). En même temps cela devait protéger les chrétiens de changements démographiques éventuels en leur défaveur. Mais cette règle capitale de la Mounassafeh, a été appliquée de façon superficielle, inégale et inéquitable.
Plusieurs remarques s’imposent ici :
1. Les chrétiens ont, bon gré mal gré, donné après Taef ce qui leur était demandé. Les ‘islamo-progressistes’ de l’époque n’ont pas respecté leurs engagements, ni en ce qui concerne la Mounassafeh, ni, et cela est fondamental, en ce qui concerne le préambule de la constitution : l’allégeance à un Liban libre et indépendant. Or ces deux termes de leurs obligations dans le contrat de Taef sont connectés, car c’est historiquement dans la communauté chrétienne que le courant indépendantiste est ancré. Donner aux chrétiens un poids politique plus élevé que leur proportion dans la population d’aujourd’hui, c’est donner une meilleure chance à l’indépendance du pays, et donc satisfaire les libanais de toutes les communautés qui aspirent à vivre dans un pays libre et indépendant. C’est dans cette réalité historique que se trouve la justification de la Mounassafeh, et non pas dans des privilèges communautaires qui depuis Taef n’existent plus et qui seraient en toutes conditions inacceptables.
2. L’article 24 de la constitution se réfère dans son avant-dernier paragraphe à l’application du ‘principe de l’égalité entre chrétiens et musulmans’. Il s’agit là d’un principe qui doit guider l’élaboration de la loi électorale, et non d’une simple formule électorale. La condition de ‘pouvoir électif égal’ est, donc, en harmonie avec l’esprit et la lettre de la constitution issue de Taef, même si elle n’est pas mentionnée explicitement dans celle-ci. Elle ne nécessite pour son application que l’adoption d’une loi électorale appropriée.
3. La constitution libanaise donne plusieurs garanties afin que l’application de la Mounassafeh ne se traduise pas en inégalités socio-économiques entre les membres des différentes communautés. Il va sans dire qu’il est nécessaire de respecter fidèlement les clauses de la constitution qui donnent à tous les individus les mêmes libertés démocratiques et les mêmes possibilités de développement social et économique.
4. La constitution libanaise introduit un processus dont le but déclaré est d’éliminer le confessionnalisme politique dans le Parlement. Cependant, ce processus le réintroduit au même moment dans un Sénat nouvellement formé. De plus, la constitution prévoit que ce processus serait accompli par étapes. Or l’étape la plus fondamentale, et celle qui doit précéder toutes les autres, est décrite dans le préambule de la Constitution; cette étape consiste à mettre en place les fondations mêmes d’un état: l’allégeance de toutes les factions à la Patrie définitive, qui doit se traduire en monopoles de l’état sur les relations avec l’étranger et sur les forces armées. Il serait impensable de vouloir procéder plus loin dans l’abolition des quotas confessionnels avant d’avoir complété cette étape fondamentale. Les quotas confessionnels ainsi que des pouvoirs électifs égaux restent donc aujourd’hui des conditions essentielles pour l’unité et l’indépendance du pays. Une fois que l’allégeance de toutes les factions à la ‘Patrie définitive’ sera réellement acquise, il n’y aura plus de raison valable pour le maintien du système confessionnel.
L’objet du présent article est de présenter un projet de loi électorale qui place la condition de ‘pouvoir électif égal’ dans une dynamique d’ouverture, de participation à l’édification d’un état démocratique, unifié et indépendant, et d’un partenariat islamo-chrétien plus vibrant. Une dynamique qui développerait les bases humaines et politiques pour l’élimination éventuelle du confessionnalisme politique.
Proposition de loi électorale
L’introduction de la condition ‘pouvoirs électifs égaux’ dans un système électoral peut prendre plusieurs formes selon la taille des circonscriptions et leur composition. La proposition présentée ici, appelons-la ‘Projet Partenariat’ (Mousharakah) est basée sur les conditions suivantes :
1. Le vote des chrétiens sera séparé de celui des musulmans. Les circonscriptions où votent les chrétiens éliront la moitié des membres du Parlement, et celles où votent les musulmans l’autre moitié. Ceci assurera une exacte Mounassafeh.
2. Dans chaque circonscription, il y aura un nombre égal de députés chrétiens et musulmans. Dans une circonscription chrétienne à deux députés, les électeurs chrétiens devront élire un député chrétien et un musulman. Dans une circonscription musulmane du Nord à six députés, les électeurs musulmans devront élire 3 chrétiens et 3 musulmans.
3. Les listes ne seront pas fermées. Les votants pourront choisir leurs candidats de plusieurs listes. Mais les bulletins de vote doivent, afin de ne pas être annulés, contenir un nombre égal de chrétiens et de musulmans.
4. Le découpage électoral devra assurer au mieux, que les minorités ne seront pas tributaires des majorités dominantes dans leur circonscription.
5. Il faudra faire en sorte que les nombres d’électeurs musulmans/député et les nombres d’électeurs chrétiens/député soient aussi proches que possible de leurs moyennes nationales, dans toutes les circonscriptions (facteur de pondération de 1.52).
Une objection a souvent été émise en ce qui concerne les régions homogènes du pays. Où trouver les candidats musulmans dans une région comme le Kesrouan?
En premier lieu, les candidats aux élections parlementaires peuvent se présenter dans n’importe quelle circonscription, même s’ils n’y résident pas et qu’ils n’en soient pas originaires. De plus, l’article 27 de la constitution stipule: « Le membre de la Chambre représente toute la nation. Aucun mandat impératif ne peut lui être donné par ses électeurs».
Il n’est donc pas nécessaire que le député soit intimement mêlé aux problèmes locaux qui sont du ressort des municipalités. C’est une mauvaise pratique actuelle chez les députés d’offrir des services à leurs électeurs surtout si cela est fait aux dépens du trésor public.
Dans sa version initiale, le projet ‘Partenariat’ était basé entièrement sur de petites circonscriptions à deux députés. Il a été jugé plus équitable d’agrandir les circonscriptions dans les régions qui sont sous contrôle de groupements armés. Ceci explique la différence de taille des circonscriptions dans le découpage proposé.
Conclusion
1) Le principe d’égalité entre chrétiens et musulmans auquel se réfère l’article 24 de la constitution sera réellement respecté. Ceci réduira les frictions interconfessionnelles dues au marchandage continu sur le recoupage électoral, sur la question de l’âge minimum des votants, et sur celle de l’inclusion des libanais résidant à l’étranger. Une loi électorale qui respecte réellement cette égalité rassurera les chrétiens et décrispera les relations intercommunautaires. Les deux grands groupements religieux se sentiront partenaires égaux dans l’édification d’un état de droit qui défendra la liberté et la dignité de tous ses citoyens.
2) L’unique acte politique au niveau national qui est permis au citoyen libanais, celui de déposer un bulletin dans une urne, exemplifiera le partenariat islamo-chrétien. Ceci dérèglera les attitudes sectaires et préparera les esprits à une éventuelle élimination du confessionnalisme politique. Il faut noter ici que les bulletins qui ne contiennent qu’un seul nom ne devraient pas être acceptés, justement pour obliger les électeurs à se faire représenter par un membre de chaque groupe religieux.
3) Le nombre de députés à élire dans les petites circonscriptions sera limité à deux, ce qui simplifiera la décision des électeurs, permettra une évaluation plus facile des candidats, un meilleur suivi de leur performance s’ils sont élus, et réintroduira la responsabilisation dans la vie politique. La petite taille des circonscriptions permettra aux candidats indépendants de rivaliser plus facilement avec les grandes machines électorales contrôlées par les leaderships sectaires. Les dernières élections municipales, organisées dans de petites circonscriptions, ont montré que des alliances locales y ont souvent défié les lignes de démarcation entre les deux grandes formations politiques. Ceci aidera au renouvellement de la classe politique.
4) Un quart des sièges parlementaires ira à des chrétiens et un autre quart à des musulmans élus par les membres de leur propre communauté. Ces députés seront les ‘voix’ de leurs communautés et exprimeront leurs aspirations, craintes et frustrations à l’intérieur du parlement où elles seront entendues, considérées et contenues. Ceci évitera la radicalisation des activités extra-parlementaires des membres de communautés qui se sentiraient insuffisamment représentés au Parlement.
5) Un quart des sièges parlementaires ira à des chrétiens et un autre quart à des musulmans élus par des électeurs d’une autre secte et d’une autre religion. Ces députés représenteront le centre modéré du parlement. Ceci représente l’attaque la plus directe contre l’emprise des leaderships sectaires sur leurs communautés. Cela changera l’atmosphère politique générale, et élèvera le niveau de maturité du débat politique qui pourra alors se concentrer sur les besoins des citoyens et sur le développement socio-économique.
6) Le sentiment qu’auront chrétiens et musulmans d’avoir un certain degré de contrôle mutuel, atténuera l’état d’esprit qui ‘diabolise l’autre’, et réduira les grandes anxiétés des minorités qui risquent de dégénérer en violents conflits sectaires et autres comportements autodestructifs.
7) L’utilisation de quotas afin d’augmenter la participation des femmes dans la vie politique n’est pas une solution satisfaisante. N’ayant pas de base politique indépendante, la femme qui est placée sur une liste électorale pour satisfaire un quota, sera redevable au chef de file, et risque d’être reléguée à un rôle généralement passif. Ceci sera le cas aussi des députés de second rang, qui à part quelques rares moments, n’ont pas un impact médiatique important. Nombre d’entre eux sont mêmes très mal connus du public.
Le rôle et l’image de la femme dans la vie politique seraient beaucoup plus renforcés, si les quotas étaient plutôt utilisés dans les fonctions ministérielles. D’avoir, par exemple, trente pour cent de femmes dans un gouvernement, de femmes qui ont la responsabilité directe de leur ministère et qui sont quasi-indépendantes dans cette responsabilité, aurait un impact beaucoup plus puissant et plus profond.
Quand aux élections législatives, le meilleur moyen de promouvoir la participation des femmes serait de les encourager à participer, en leur donnant un appui financier et logistique, et en leur fournissant des cadres pour gérer leurs campagnes électorales.
8) Les différents rapports annuels sur le développement humain du PNUD ont mis en relief les déficiences des élites politiques arabes, surtout dans leur vulnérabilité aux influences et pressions étrangères. Ce problème est particulièrement aigu au Liban où les influences régionales ont été souvent, non pas les conséquences des grandes crises, mais leurs détonateurs. La cause historique en est que toute velléité d’autonomie a été effacée chez les élites politiques de certaines communautés libanaises qui représentaient les grandes menaces à la domination de la région par les envahisseurs étrangers (seldjoukides, mongols, mameluks, fatimides ou ottomans). Ces élites, souvent les mieux organisées dans leur propre communauté, ont souvent trouvé plus confortable de se soumettre à des centres de pouvoirs extérieurs, plutôt que de défendre leurs intérêts à l’intérieur du cadre national libanais. Le projet ‘Partenariat’, permettra aux communautés au nationalisme libanais bien ancré, d’élire des leaders qui partagent les mêmes conceptions nationalistes, mais qui appartiennent eux à des communautés dominées par des organisations à perspective régionale. Une fois que le nombre de ces nouveaux leaders nationalistes atteindra une masse critique, ils pourront s’organiser pour confronter et remplacer les élites qui continuent à suivre une stratégie de survie qui les place dans un état de dépendance envers des forces extérieures. A ce moment-là seulement, un nouveau compromis intercommunautaire (comme celui de Taef), mais entre formations politiques indépendantistes et autonomes, aura une chance d’être stable et durable, car il sera préparé à contenir les secousses externes venues d’une région en pleins bouleversements.
9) En cherchant à rétablir le monopole de l’état sur les relations étrangères et sur les forces armées, il faut éviter d’inverser les priorités. La crise actuelle qui se cristallise autour de l’existence d’un armement parallèle à celui de l’état, aussi douloureuse et dangereuse qu’elle soit, n’est pas fondamentale, car elle est la manifestation plutôt que cause du problème endémique libanais. Ce problème réside dans la déficience d’élites politiques qui ont été castrées de toute velléité d’autonomie, et qui recherchent leur part du pouvoir seulement pour l’offrir comme gage de vassalité à des pôles d’influence régionaux dont ils attendent privilèges et protection. Dans cette optique, la tâche primordiale est le développement d’élites et de leaderships indépendantistes, afin de pouvoir consolider le monopole de l’état sur les relations avec l’étranger et de bien cerner la compétition politique des factions libanaises à l’intérieur du cadre national libanais. La question de l’armement parallèle devra être traitée dans le cadre d’un règlement politique global qui devra définir le rôle du Liban dans les problèmes régionaux.
10) Il n’est pas attendu d’une loi électorale qu’elle puisse à elle seule résoudre des problèmes fondamentaux. Le projet Partenariat n’est qu’un pas dans la bonne direction, mais il affronte la problématique libanaise à plusieurs niveaux: En appliquant le principe d’égalité entre musulmans et chrétiens de façon équitable et systématique, il rassure les minorités, et donne une meilleure garantie pour l’indépendance du pays et pour les libertés individuelles. Il dérègle les attitudes sectaires, réintroduit la responsabilisation, affaiblit directement l’emprise des leaders sectaires sur leurs communautés et aide au renouvellement de la classe politique. Le plus important aspect politique du projet réside dans le développement d’élites indépendantistes dans toutes les communautés.
Documents Annexes
Tables 1 à 10
Le Projet Partenariat Electoral
L’illustration du projet Partenariat est basée sur les listes électorales de 2009, les plus récentes au moment de l’écriture.
Les tables 1 et 2 présentent les nombres de circonscriptions et députés par mouhafazat, en 2009 et tels que proposés.
Table 3 présente la distribution de l’électorat par secte en 2009.
Les tables 4 et 5 présentent une vue globale du découpage électoral par mouhafazat.
Les tables 6 à 10 présentent, pour chaque mouhafazat, la distribution par secte des électeurs et députés dans les circonscriptions proposées.
paulmourani@gmail.com
http://lebanonstatebuilding.wordpress.com
Janvier 2012
Révisé Novembre 2012