L’inutile scrutin législatif libanais à la proportionnelle est aujourd’hui oublié. Se souvient-on encore des belles affiches chantant les « noces démocratiques », sans doute pour faire oublier l’odeur pestilentielle des déchets qui vous prend à la gorge dès que vous abordez la périphérie de la ville de Beyrouth. Se souvient-on de ces célébrations festives où il n’était question que de « juste représentation » de toutes les communautés religieuses. Trouverait-on aujourd’hui un seul citoyen qui verserait une larme nostalgique sur les slogans tant répétés : « Droits des chrétiens, des chiites, des druzes, etc. », « Prends garde à ton frère » et autres futilités du rabattage populiste.
Saad Hariri parviendra-t-il à former un ersatz de gouvernement ? Acceptera-t-il le diktat humiliant qu’on cherche à lui imposer, à savoir capituler et couvrir, de l’aura symbolique qui est la sienne, le retour à l’ordre sécuritaire qui prévalait avant l’assassinat de son père en 2005 ? Il est permis d’éprouver les plus vives inquiétudes quand on entend certaines déclarations proférées par des personnalités libanaises et étrangères, syriennes notamment.
Il faut être naïf pour ne pas constater la tentation, palpable au Liban, de dérive autoritaire et sécuritaire. Elle ne fait pas l’ombre d’un doute. Cependant, il s’agit là d’un phénomène planétaire qui cherche encore sa voie, semble-t-il. Plusieurs observateurs lui donnent le nom de « néo-autoritarisme ». À voir des figures comme Poutine de Moscou, Orban de Budapest, Xi de Pékin, Kim de Pyongyang, Erdogan d’Ankara, sans oublier Khamenei de Qom, Sissi du Caire, Assad de Damas, Trump de Washington, voire le président fort de Beyrouth et bien d’autres. Il existe indiscutablement un air de famille entre ces dirigeants, mais cela ne justifie pas d’identifier cette vague à celle des années 1930 qui vit monter les fascismes et le nazisme. Cela n’autorise pas, non plus, de parler d’un front mondial uni. Le vrai pouvoir est entre les mains non du politique mais des réseaux du « Corporate Power ».
Cette vague actuelle se distingue par l’absence quasi totale de toute idéologie, voire de toute pensée, à vocation universelle ou simplement nationale. Tout au plus pourrait-on déceler un substrat commun fait d’une convergence d’intérêts, d’une affinité entre régimes ainsi que de populisme identitaire. On a l’impression que le néolibéralisme du Corporate Power et le néo-autoritarisme forment un couple intemporel. Analysant le phénomène, Michel Duclos fait le diagnostic suivant : « L’éloignement des classes moyennes à l’égard des standards du libéralisme politique a ouvert la voie à cette pulsion identitaire que l’on constate à peu près partout. » La vie publique tend, sous couvert d’autonomie égoïste (individuelle ou collective), à se laisser aller à la résignation si profitable à l’oligarchie. Toute la pensée des Lumières semble s’éloigner. L’individu n’est plus un sujet autonome ; l’homme ressemble de plus en plus à une plante ou une chose. Il fait partie d’un ordre qui le dépasse. Tout changement lui semble impossible. Imagine-t-on les légumes de nos potagers vouloir changer l’écosystème qui est le leur afin de ne pas être mangés ? À quoi bon s’impliquer dans une vie publique si on a le même statut que les fleurs des champs ?
On ne dénoncera jamais assez le discours autoritaire ambiant. Cette épidémie met en danger la souveraineté des États fondés sur la démocratie libérale. L’autoritarisme s’accommode, à son avantage, de libéralisme économique, mais déteste la démocratie. Nous sommes aujourd’hui au pied du mur et à l’heure du choix.
Pouvons-nous encore sauver nos propres libertés et la dignité de chacun de nous ? C’est au sein des opinions publiques que la bataille doit se mener. L’espace public s’amenuise, malheureusement, de plus en plus au Liban, mais n’a pas encore disparu. Les coupables ? D’abord les Libanais eux-mêmes qui, sans cesse, renouvellent leur confiance démocratique à des forces politico-communautaires qui entretiennent la corruption et se comportent à l’égard de la chose publique en véritables charognards.
Verra-t-on émerger une figure porteuse d’un projet authentiquement national capable de mobiliser l’opinion publique afin qu’elle dise un « NON » puissant au mensonge actuel ?
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*Beyrouth