Dans un entretien accordé à Mme Gisèle Khoury et diffusé sur la chaîne satellitaire al-Arabiyya, l’ambassadeur de Russie au Liban fait une déclaration à la fois surprenante et inquiétante. Il a expliqué que son pays favorise et encourage le dialogue entre toutes les composantes de la Syrie et du Moyen Orient, mais qu’au nom de l’Orthodoxie dont se réclame une majorité de russes, ce même pays accorde une attention prioritaire et particulière à la situation des chrétiens surtout orthodoxes de la région. En d’autres termes, la Russie serait le « protecteur » naturel de cette catégorie de chrétiens, même si le mot « protecteur » n’a pas été prononcé.
On croyait révolu le temps des empires coloniaux et du dépeçage de l’Empire Ottoman auquel s’étaient appliquées les puissances européennes au XIX° siècle en utilisant comme carburant stratégique ces « minorités » religieuses des différents millets du sultan osmanli. La France protégeait les chrétiens en général mais les Maronites en particulier. La Russie protégeait les Orthodoxes, l’Autriche-Hongrie était pleine de sollicitude envers les Catholiques-orientaux ou uniates. Quant à l’Angleterre, elle se préoccupait du sort des Druzes et des Protestants.
Aujourd’hui, selon les dires de l’ambassadeur russe, le sort des Orthodoxes du Patriarcat d’Antioche serait un paramètre prioritaire dans la politique extérieure russe. Un tel discours est d’abord non fondé. L’Eglise orthodoxe d’Antioche n’a pas demandé à Vladimir Poutine de lui assurer une quelconque protection. Certes, elle entretient des relations avec l’église de Russie mais en quoi l’Etat russe devrait-il se mêler du sort d’une juridiction ecclésiastique située hors du territoire de sa propre souveraineté. En vertu de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, la Russie devrait demeurer vigilante quant au sort de tout être humain dont les droits fondamentaux seraient bafoués.
Nous savons que Moscou a toujours été tenté par la fallacieuse théorie de la « troisième Rome ». Un raisonnement simpliste et quelque peu naïf prétend que la première Rome, celle du Latium, est tombée entre les mains des barbares puis de la doctrine pontificale. La deuxième Rome, Constantinople, est tombée entre les mains de l’Islam. Donc, la troisième Rome est naturellement Moscou. Cette fable géopolitique oublie que Constantinople n’était pas une « deuxième » mais une « nouvelle » Rome. Constantinople n’a pas éliminé le sol romain. Ceux qui le savaient le mieux sont justement les tribus barbares d’au-delà du Danube, les ancêtres des Russes, qui appelaient Constantinople « Tzargrad » ou « ville de César ».
On pourrait remercier l’ambassadeur de Russie pour tant de sollicitude bien qu’aucun orthodoxe n’ait demandé sa protection. Nous rappelons au diplomate que le qualificatif de « chrétiens » fut d’abord donné aux disciples de Jésus de Nazareth de la ville d’Antioche, neuf siècles avant que les tribus barbares d’au-delà du Dniepr n’acceptent le baptême. A supposer même que des représentants, laïcs ou cléricaux, de l’Orthodoxie antiochienne voient dans la Russie un protecteur quelconque, ils commettraient une véritable forfaiture à l’égard de leur appartenance à une patrie. Ils oublieraient que la Russie de Poutine n’est pas celle des Romanov mais une continuation de celle de Staline sous maquillage pseudo-démocratique et la mainmise d’une ploutocratie sur l’appareil de l’Etat.
On a suffisamment dénoncé la collusion de certains clercs avec le pouvoir tyrannique syrien. On continue à s’étonner du peu de réactions que suscitent les tueries qui se déroulent sous nos yeux en Syrie. C’est le Christ qu’on égorge à Homs, et le sang innocent qui coule sur les bords de l’Oronte est théologiquement identique à celui qui avait coulé sur le bois de la croix car c’est celui de la victime innocente. Il serait temps que les juridictions ecclésiastiques le disent haut et fort avant d’aller se vautrer dans les bras de Vladimir Poutine et de Bachar el Assad.
Qu’il y ait un problème grave d’identité chez les chrétientés orientales, ce n’est un secret pour personne. Elles continuent à vivre avec la mentalité du XIX° siècle. Les propos de l’ambassadeur de Russie sont, aussi, ceux du XIX° siècle et de la Question d’Orient. C’est pourquoi ils pourraient tenter ces mêmes chrétientés et les précipiteraient dans le piège mortel de se laisser instrumentaliser par des puissances étrangères afin de servir de carburant stratégique en faveur des intérêts économiques et politiques de ces mêmes puissances. Si d’aventure un tel danger se concrétise, ces chrétientés auraient renoncé à leur rôle essentiel, celui d’églises-frontières qui doivent demeurer des sentinelles et des gardiens du témoignage primordial de la vision chrétienne du monde, à savoir la finitude de la personne humaine, sa dignité inaliénable et ses droits fondamentaux.
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*Beyrouth