Aucun intellectuel arabe n’a osé à ce jour franchir ce Rubicon. Les tabous politiques et culturels sont tellement enracinés dans notre inconscient collectif qu’ils semblent se transmettre de génération en génération par atavisme. Les défaites se succèdent depuis des décennies et personne n’a jamais trouvé utile de s’attaquer à cette problématique autrement que par des jérémiades sans fin contre les complots impérialistes et sionistes.
Dans un article publié aujourd’hui dans le journal Al-Hayat, Hazem Saghié, l’un des plus brillants éditorialistes du monde arabe, ose enfin briser le tabou suprême. Il prend le taureau par les cornes et va jusqu’au bout de la logique, une logique implacable développée depuis de longues années à travers des centaines d’articles qui représentent autant de morceaux d’anthologie.
Ceux qui suivent ses écrits découvriront sans doute l’importance capitale de ce texte. Il vient couronner un travail de longue haleine qui représente probablement l’une des meilleures contributions intellectuelles à l’indispensable aggiornamento de la pensée arabe. Hazem Saghié invite calmement et sans détours les Arabes à changer de paradigme, à reconnaître enfin leurs défaites, voire à « embrasser de plein gré la capitulation », comme les Japonais ont su si intelligemment le faire au lendemain d’Hiroshima.
Oser écrire cela par ces temps de barbarie et de despotisme conquérant est acte de courage exceptionnel. Hazem Saghié en est forcément conscient et il doit s’attendre à une levée de boucliers de la part des apôtres d’Al-Mumana’a qui ne tarderont pas à crier pour la énième fois au blasphème et à la trahison.
Depuis des années, Hazem Saghié ne cesse de questionner les blocages de la pensée arabe et d’en analyser les plus infimes méandres. Il le fait après avoir expérimenté les multiples variantes du militantisme arabe et en avoir exploré les arcanes. Autant dire qu’il parle en connaissance de cause, de la « cause » qui obnubile les Arabes depuis des décennies.
Il ne se contente pas d’inviter les Arabes à reconnaître enfin leurs défaites, mais à s’engager de plain-pied dans une logique de capitulation pour clore définitivement une période qui s’éternise et ouvrir la voie à une révision radicale des fondements même de notre culture politique, voire de notre culture tout court.
Il prend pour exemple l’expérience japonaise au lendemain d’Hiroshima. « Les Japonais n’ont pas seulement admis leur défaite, mais ils ont été jusqu’à l’embrasser, se réconcilier avec elle et en tirer réellement les leçons ». Cette reconnaissance consciente de leur défaite explique pour une large part la renaissance et la transformation de leur pays en un géant économique planétaire et incontournable.
Quelles leçons les Arabes ont-ils tiré de leurs défaites récurrentes ?
« Ni les guerres de 1948, 1967, 1973 et 1982 n’ont été suffisantes pour que nous admettions nos défaites, ni le processus qui a conduit à la destruction de l’Iraq, au calvaire du Liban et à l’émergence d’une conscience fondamentaliste et terroriste …, n’a été suffisant pour arracher notre acceptation de ces défaites », écrit-il.
Hazem Saghié n’ignore ni l’arrogance, ni le mépris et encore moins la « bêtise » des Etats-Unis et d’Israël face aux politiques d’ouverture d’un Arafat, d’un Abbas ou d’autres dirigeants arabes, mais il n’en a cure.
Pour lui, le mal est ailleurs ! il est dans les profondeurs de notre culture, dans la sclérose de notre pensée et l’archaïsme de nos structures. Le mal est logé au cœur des despotismes que nous protégeons et chérissons sous le prétexte qu’ils continuent à se battre contre l’impérialisme. Le mal est dans notre propension à transformer nos défaites en victoires. Il est dans notre obstination à fermer les yeux sur nos propres tares et rejeter systématiquement sur autrui la responsabilité de nos malheurs…
Aujourd’hui plus que jamais, il faut faire table rase, fusse-t-elle au prix d’une capitulation !