« QUAND je vois ce que la Libye est devenue, je me dis qu’en Algérie, grâce à Dieu, on a échappé au pire. » Farouk, 34 ans, père de famille depuis quelques semaines, est au chômage. Pour vivre – c’est-à-dire gagner à peine plus que le salaire minimum, équivalent à environ 130 euros – il cumule plusieurs petits boulots au noir. Il passe le reste de son temps dans son quartier, à Kouba (Alger), entre sa maison où il regarde en boucle les chaînes algériennes d’information en continu et la mosquée, où avec ses amis et ses voisins, il discute politique et surtout, des « menaces » qui pèsent sur l’Algérie. À force d’entendre les officiels répéter que le pays est menacé par les terroristes aux frontières avec la Libye, la Tunisie, le Mali et le Niger, par la contrebande et la drogue en provenance du Maroc, par les migrants, par l’impérialisme occidental, etc. Farouk et ses amis se disent heureux de vivre dans un pays « aussi stable que l’Algérie ».
Même si leur quotidien, ils l’admettent, n’est pas une partie de plaisir. Tous sont au chômage – il touche officiellement 12,3 % de la population (et selon les dernières statistiques, 17,6 % des universitaires) – et se plaignent de l’inflation qui frappe les produits de première nécessité. « Une des conséquences des mesures prises ces derniers mois par le gouvernement pour limiter les importations et relancer la production nationale, résume Mourad, chef d’entreprise dans le bâtiment. Le marché informel explose. Car les Algériens se débrouillent pour faire entrer les marchandises, du fromage jusqu’aux voitures, dont l’État ne veut plus. Et au lieu de se vendre au taux officiel, elles se vendent au prix du marché noir. »
L’électrochoc provoqué par la chute du prix du baril de pétrole (95 % des recettes d’exportations, 19 % du PIB), qui aurait dû, selon les économistes, provoquer un déclic salutaire chez les décideurs et impulser une nouvelle politique économique moins dépendante des hydrocarbures, n’a pas eu lieu. Dans les milieux économiques proches du pouvoir, on évoque d’ailleurs sans culpabilité « le soulagement » en voyant le cours du brut remonter pour se stabiliser à 60 dollars. «Les années fastes sont terminées, mais à 60 dollars, on peut continuer à fonctionner sans rien changer », explique un haut fonctionnaire.
Ce comportement désole l’analyste Nordine Grim, qui fut conseiller de l’exchef de gouvernement Sid Ahmed Ghozali. « Avec plus de 100 milliards de dollars de réserves de change, l’Algérie a encore de l’argent pour fonctionner. Et le gouvernement le sait. Le discours d’austérité ne sert qu’à préparer les gens et leur dire : “Attention, si je prends des mesures plus sévères, il ne faudra pas m’en vouloir.” L’État doit absolument se départir de cette logique rentière et clientéliste. »
Car les voyants économiques ne sont pas les seuls au rouge. La pression démographique – le taux de natalité a doublé entre 2000 et 2015 – pose notamment problème. « Si, pour un pays organisé, la hausse des naissances peut tirer la croissance vers le haut, on se demande comment le nôtre pourra absorber toutes ces bouches à nourrir, tous ces enfants à scolariser, et tous ces jeunes à qui fournir un emploi », s’interroge Nordine Grim.
Dans l’entourage de la présidence, les scénarios catastrophes sont rejetés en bloc. « Regardez autour de vous ! La communauté internationale salue la stabilité de l’Algérie ! Si la santé du président continue à s’améliorer, tout le monde sera soulagé de le voir se présenter à un cinquième mandat », s’enthousiasme un fidèle. Depuis la fin de l’été, des officiels, pas forcément les mieux informés, mais de ceux que l’on envoie porter la bonne parole pour convaincre les foules, ont déjà assuré qu’Abdelaziz Bouteflika se porterait à nouveau candidat pour la présidentielle de 2019. L’annonce n’a provoqué aucun frémissement. Il faut dire que l’opposition politique a été neutralisée.
« Ne pas compter sur l’État, mais sur soi-même »
L’argent de la rente a acheté les émeutiers qui, il y a quelques années, faisaient trembler le gouvernement en coupant les routes pour protester contre leurs conditions de vie. Et les mouvements sociaux politisés, comme celui des chômeurs ou contre le gaz de schiste, n’ont pas résisté au départ de leurs leaders. À tel point que, début octobre, lorsque le premier ministre Ahmed Ouyahia a demandé à Sonatrach, le premier groupe pétrolier, de reprendre l’exploitation du gaz de schiste, rien n’a bougé dans le Sahara algérien qui s’était pourtant soulevé en 2015.
Pour autant, la contestation existe et frappe fort. Les jeunes YouTubeurs, qui se mettent en scène dans des clips ultraléchés évoquant l’univers de films ou de séries, attirent des millions de visiteurs. Ils dénoncent des maux qui parlent à tous les Algériens : corruption et affairisme, délitement du système de santé, phénomène des harragas (migrants algériens)… Contestés par le pouvoir qui les accuse d’être manipulés par « la main de l’étranger », ces nouveaux opposants sont aussi critiqués par une autre frange de la société, celle des trentenaires urbains, pour certains formés à l’étranger, qui se sont construits à la faveur de l’essor du secteur privé et dessinent une nouvelle classe moyenne, plus visible car décomplexée.
«On sait que la situation dans laquelle on vit n’est pas idéale. Mais ceux qui critiquent ne réclament qu’une part de la rente. Nous, on essaie de construire l’Algérie de demain, plus juste, témoigne Lydia, cadre dans la communication à Alger. On peut y arriver. Aujourd’hui, notre littérature et notre cinéma s’exportent dans tous les festivals du monde. Le secret? Ne pas compter sur l’État, mais sur soi-même. »
Paradoxe, « de telles volontés de sortir le pays de sa torpeur rentière existent aussi à l’intérieur du système, note un haut cadre de l’État. Mais le favoritisme, l’incompétence, la bureaucratie, et l’idéologie qui servent de feuille de vigne à tout cela, au mieux annihilent, au pire étouffent ces initiatives. » Numérisation du service public, projets de développement de l’agriculture, énergies renouvelables, modernisation des transports publics… Les exemples de projets avortés ne manquent pas. « Le pays fonctionne comme ça. Et pour rompre avec ces blocages, nous n’avons pas le choix, conclut-il. Il nous faut un choc politique. »