Il y a encore quelques semaines, le dictateur nord-coréen Kim Jong-un passait pour un assoiffé d’apocalypse avec sa panoplie de missiles balistiques et d’expériences nucléaires. Le monde a bel et bien cru frôler la catastrophe après les réactions intempestives, sur Twitter du moins, de l’imprévisible président américain Donald Trump. Et voilà que, sans crier gare, on voit côte à côte les présidents des deux Corées, Kim Jong-un et Moon Jae-in, se serrer la main, échanger de larges sourires et de gracieuses civilités empreintes de bonhomie qui laissent loin derrière elles la guerre de Corée (1952) et la guerre froide. Un monde nouveau voit ses contours se modeler et se sculpter, sous nos yeux, au rythme d’événements inattendus.
L’image de la poignée de main Kim-Moon, franchissant dans les deux sens la ligne frontalière la plus étanche qui soit depuis 1952, inspire une image forte, à savoir la force invincible de la paix.
C’est précisément une telle image que ne cessait de vouloir transmettre feu Samir Frangié dont toute la pensée et tous les écrits répètent inlassablement qu’au bout de la violence la plus extrême se profile l’horizon pacifique du vivre-ensemble retrouvé. Il est particulièrement pertinent de rappeler la vision juste de Samir Frangié à la veille de ce scrutin législatif libanais qui se déroule à l’ombre d’une loi électorale parfaitement scélérate parce qu’elle attise les pulsions les plus viles du sectarisme et des coups bas. Il suffit d’admirer la galerie de portraits géants suspendus le long des routes. Sous chacun d’eux, on ne lit que rarement un slogan politique ayant un sens. Les candidats et leurs publicistes ont parfaitement compris le caractère pervers de cette loi. Sous les belles têtes souriantes et cosmétiquement relookées, ou « photoshopées », on trouve invariablement la mention de l’identité sectaire/confessionnelle du siège électoral brigué. Et c’est cette identité qui demeurera associée dans la tête du citoyen-électeur, comme si toute la campagne électorale n’a pour but que le choix de représentants de ces communautés religieuses en vue de réaliser un portrait de famille.
Enjeu politique proclamé ? Aucun. Élisez-moi pour occuper le siège de ma confession, disent ces portraits et rien d’autre. Rares sont les slogans qui pointent l’enjeu politique réel, récemment exprimé, avec on ne peut plus de clarté, par un des ténors du Hezbollah, le député Nawwaf Moussaoui : « Les prochaines élections législatives détermineront l’identité du Liban. » Marquant encore plus la ligne de fracture et le fossé introduits par son parti, Moussaoui précise : « Le combat au Liban est une lutte entre une identité saoudienne équivalente à l’identité israélienne, d’une part ; et l’arabité de notre ligne de résistance à l’ennemi sioniste partout où il se trouve, sur n’importe quel champ de bataille de la confrontation, de Tunis à la Malaisie, d’autre part […] Nous voulons le Liban d’une identité arabe authentique et non de leur fallacieuse arabité qui est une capitulation pure et simple face au sionisme. » Ces propos se situent dans la droite ligne que le Hezbollah n’a cessé de suivre depuis les années 1980 : faire du Liban une société guerrière en vue d’établir l’utopie d’une république islamique calquée sur le modèle iranien de 1979.
Dans un monde qui privilégie, du moins en apparence, une diplomatie de la main tendue, comme on l’a vu dans la rencontre Kim-Moon, quel avenir peut-il y avoir pour la folie guerrière du Hezbollah ? En principe aucun. Cette milice doit bien s’en rendre compte. C’est peut-être pour cela que le scrutin législatif libanais lui est vital. Grâce à la loi électorale, taillée à la mesure de sa propre vision du monde, le Hezbollah espère sans doute consolider les acquis politiques engrangés depuis l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 en mettant la main sur l’ensemble des rouages de l’État libanais à partir du 7 mai prochain. Tel est le sens de ce changement d’identité qu’évoque Nawwaf Moussaoui.
Il appartient au citoyen libanais, fidèle à une vision ouverte et pluraliste de son pays, de ne pas tomber dans le piège, de privilégier la ligne souverainiste et pacifique d’un Samir Frangié, de concrétiser au Liban le geste de Kim-Moon en faisant barrage, par les urnes, à l’aventurisme guerrier du Hezbollah et de ses alliés qui a déjà ruiné le Liban plus d’une fois.
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* Beyrouth