Par Laure Marchand
Depuis l’été, elle multiplie les attaques contre les casernes et les policiers.
Un grondement enfle derrière les nuages, jusqu’à devenir assourdissant. On entend toujours les F16 avant de les voir. Des vieillards, qui prennent le frais à l’ombre des remparts millénaires de Diyarbakir, la grande ville kurde de la Turquie, ont tous le même réflexe et lèvent la tête pour suivre la trajectoire des avions de combat dans le ciel. Une colère sourde se lit dans leur regard. Hier encore, l’armée turque a pilonné les camps de la guérilla kurde du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) installés dans les montagnes du nord de l’Irak. Les bombardements ont débuté mi-août et se sont intensifiés ces derniers jours.
Après une période d’accalmie, la Turquie, incapable de mettre un terme à une guerre civile qui a fait plus de 45 000 morts depuis 1984, se trouve une nouvelle fois confrontée à son démon kurde. Le conflit connaît un regain de violence, alimenté par une reprise des attaques armées du PKK et une brutale répression du mouvement politique kurde par les autorités turques.
Depuis la mi-juin, au moins 135 personnes ont été tuées en Turquie essentiellement lors d’affrontements conduits par le mouvement autonomiste. Dans le sud-est du pays, à majorité kurde, les rebelles multiplient les attaques contre des casernes, des policiers, des convois militaires sur les routes montagneuses. De plus en plus de civils font partie des victimes. Lundi soir, dans le centre-ville de Batman, une femme enceinte et sa fille ont été tuées au cours d’une fusillade. Samedi, six soldats et trois insurgés ont perdu la vie lors de l’assaut d’une gendarmerie dans la province de Siirt.
Attentats et kidnappings
La capitale, Ankara, n’est pas épargnée : la semaine dernière, l’explosion d’une voiture piégée, au cœur d’un quartier administratif, a fait trois morts. Les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), un groupe radical que l’État accuse d’être une branche du PKK, a revendiqué l’attentat, assurant qu’il ne s’agissait que d’un «début» : «Les métropoles turques seront notre champ de bataille.» Et les représentants de l’État sont pris pour cible. Douze professeurs ont été enlevés ces derniers jours dans deux provinces du Sud-Est. Ces kidnappings rappellent les assassinats d’enseignants dans les années 1990.
Dans le fief de Diyarbakir, l’engrenage militaire bénéficie d’une certaine bienveillance même si on déplore les victimes civiles. Signe d’une radicalisation des Kurdes de Turquie, estimés entre 11 et 15 millions. L’espoir né de «l’ouverture démocratique» lancée en 2009 par le gouvernement islamo-conservateur pour satisfaire les revendications de cette minorité n’est plus qu’un lointain et amer souvenir. En deux ans, plus de 3 000 représentants politiques kurdes ont été emprisonnés, accusés d’être membres d’une organisation terroriste. Vendredi dernier encore, 34 militants ont été arrêtés, dont trois maires d’importantes villes. À ce bilan, il faut ajouter les milliers d’anonymes derrière les barreaux. «Les prisons débordent», déclare Mehmet Kaya, qui dirige le Centre de recherches sociales du Tigre. Cet influent membre de la société civile kurde n’a jamais été un partisan de la lutte armée. Mais il dit ne plus avoir d’argument pour appeler le PKK au cessez-le-feu : «Il y a une radicalisation de la population même si les meurtres (commis par l’armée ou des groupes paramilitaires, NDLR) ont cessé. Car en voyant toutes ces détentions, les Kurdes se disent que la voie politique ne mène nulle part, y compris ceux qui condamnent les méthodes du PKK.»
Vers 18 heures, la fraîcheur de la nuit approchante est propice aux sorties entre Diyarbakiriotes. Pourtant, des tables disposées autour d’une fontaine restent inoccupées. «Tout le monde craint des arrestations, même ceux qui n’ont pas d’activité politique, explique un serveur de ce café réputé proche de la formation nationaliste kurde, le Parti pour la paix et la démocratie (BDP). La peur et la colère montent de concert.»
«Que peut-on attendre d’autre qu’une radicalisation de la part du PKK ? Il ne s’agit pas d’une organisation caritative, critique Sezgin Tanrikulu, ancien bâtonnier de Diyarbakir et député du parti kémaliste. Mais le gouvernement n’a aucune idée pour régler le problème, hormis l’approche sécuritaire.» Une intervention terrestre dans le Kurdistan irakien peut «être lancée à tout moment» selon le ministère des Affaires étrangères. Dimanche, en rentrant des États-Unis, où il a négocié la livraison de drones américains Predator pour frapper les camps en Irak, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a assuré que «les négociations étaient suspendues. La lutte durera jusqu’à ce que le PKK rende les armes». La presse turque a révélé que des pourparlers directs entre le MIT (les services de renseignements turcs) et les grands chefs du PKK avaient bien eu lieu ces derniers mois, en Norvège et en Belgique. Aujourd’hui, la fenêtre de discussion s’est refermée. Et le leader de la guérilla, Abdullah Öcalan, est isolé sur l’île-prison d’Imrali, où il purge une peine à perpétuité : ses avocats ne sont plus autorisés à lui rendre visite depuis le mois de juillet.
Une timide issue apparaît pour sortir de l’impasse. Tandis que trois députés du BDP sont toujours en prison, les 32 autres ont décidé, mercredi, de retourner au parlement, qu’ils boycottaient depuis les législatives en juin.