Cent ans après la tenue de la Conférence de la paix organisée en 1919 à Paris pour régler les termes de la fin de la Première Guerre mondiale, les visions antagoniques qui ont servi de base aux projets d’émancipation nationale syrien et libanais demeurent l’objet de controverses et malentendus. Face au projet hachémite d’unification arabe de l’émir Fayçal et celui concurrent du Comité national syrien (CNS) – qui repose, comme nous l’avons souligné dans ces colonnes, sur la perception erronée d’une continuité historique entre la Syrie romaine et la Syrie postottomane –, deux délégations libanaises viendront successivement plaider la cause de la création de l’État du Grand Liban sous mandat français.
Dans son discours devant les puissances victorieuses, le patriarche Élias Hoyek, qui conduit la seconde, inscrit le Liban naissant dans une continuité phénicienne préchrétienne et préromaine, en écho aux thèses défendues par la Revue phénicienne, fondée la même année à Beyrouth par Charles Corm. Or, sans questionner le bien-fondé idéologique de cette revendication politique, il convient de noter que cette distinction millénaire entre un Liban « phénicien » et une Syrie « arabe » confond elle aussi de manière anachronique l’histoire réécrite des cités-États du littoral oriental de la Méditerranée avec la géographie du monde romain.
Conscience collective
La Phénicie, en tant qu’entité politico-administrative délimitée, fut créée par les Romains et n’exista pas avant l’annexion du Levant par Rome en 64 av. J.-C. Comme le démontre Josephine Quinn dans son livre In Search of the Phoenicians (2017), le terme Phénicie est né dans les écritures des grands auteurs du monde grec classique. Huit cents ans av. J.-C., Homère utilise le mot « Phoinix » pour désigner à la fois les marins originaires du littoral oriental de la Méditerranée et la couleur pourpre de Tyr. Ces « Phéniciens » font partie intégrante de la mythologie grecque et apportent l’alphabet en Grèce continentale. On les retrouvera dans les écrits de Hérodote puis dans les tragédies, telles que Les Phéniciennes d’Euripide (c. 410 av. J.-C.). Néanmoins, cette désignation demeure exclusivement hellénique : la « Phénicie », comme telle, n’exista pas ailleurs, même pas en Phénicie elle-même. Ceux qu’on appelle Phéniciens ne furent sans doute pas conscients de posséder une identité collective constitutive d’une forme d’union. Ils vivaient dans des cités-États séparées l’une de l’autre et qui n’ont jamais formé une union politique au sein d’un État à l’image de l’Égypte par exemple. Leur appartenance ainsi que leur allégeance allaient à leur cité-État. Ils se reconnaissaient comme tyriens, sidoniens, giblites, aradiens, etc. Les sources bibliques les identifient tantôt par l’une ou l’autre cité-État, tantôt par le terme générique « Cananéens ». Plus tard et sous les Empires assyrien, babylonien et perse, ces cités-États continuèrent à jouir d’une autonomie relative, gouvernées par des dynasties locales. Cependant, le terme générique de « Phénicie » ne se rencontrait nulle part ailleurs que dans les écrits grecs.
Après la mort d’Alexandre le Grand (323 av. J.-C.), le littoral « phénicien » fut contesté entre deux dynasties macédoniennes : les Séleucides, gouvernant depuis Antioche, et les Lagides, depuis Alexandrie en Égypte. Pendant cette période, plus tard dite hellénistique, l’hellénisation des cités-États et leur intégration presque totale au monde grec furent largement achevées. Curieusement, c’est dans cette période qu’on voit émerger, chez les habitants du littoral du Levant, une conscience collective de leur « phénicianité », marquée par la substitution de la « koïnè » (l’idiome grec comme lingua franca) à leurs dialectes locaux. Le littoral fut intégré à la République romaine dès Pompée (64 av. J.-C.) puis fit partie intégrante de la province romaine de Syrie centrée sur Antioche. Plusieurs villes du littoral phénicien furent privilégiées par des exemptions d’impôts, et leurs citoyens se virent octroyer la citoyenneté romaine.
Vers l’an 200, mille ans après l’apparition du mot « Phénicie » dans les sources grecques, cette dénomination devint celle d’un découpage géographique politique, officiel et concret. L’empereur Septime Sévère et son Sénat décident de diviser la province de Syrie en deux : la Syrie creuse (« Coele Syria ») au Nord et la Phénicie de Syrie au Sud. Sous l’empereur Arcadius (fin du IVe siècle), la Phénicie syrienne fut découpée en deux nouvelles provinces : la Phénicie maritime (Tyr), couvrant le littoral entre les villes actuelles de Tartous et Saint-Jean-d’Acre ; et la Phénicie libanaise (Homs puis Damas), couvrant l’Anti-Liban et les contrées à son est jusqu’à Palmyre. D’ailleurs, la Table de Peutinger, une copie médiévale d’une carte romaine datant plus probablement du IVe siècle, affiche le nom « Syria Phoenix » sur le littoral. L’existence officielle de toutes ces Phénicie prend fin dans les années 630 avec la conquête arabe.
Redécouverte
C’est en Europe des XVII et XVIIIe siècles que la passion renaissante pour l’hellénisme conduit à la « redécouverte » de la Phénicie supposée. Cette redécouverte fut sans doute liée à la synonymie biblique entre « cananéen » et « syrophénicien » dans les Évangiles. En 1860, Ernest Renan entreprend sa célèbre Mission de Phénicie, sous le règne de Napoléon III. Il créé une archéologie collective « phénicienne » entre l’île d’Arouad dans le Nord et la Haute-Galilée dans le Sud. Conscient de la « différence sensible entre les Phénicie de Syrie et maritime et la Phénicie primitive », Renan utilise le découpage administratif gréco-romain pour décrire une civilisation supposément disparue « avec les conquêtes d’Alexandre », tout en considérant l’art phénicien comme imitation du monde grec classique. La Phénicie moderne, ou l’imaginaire d’une Phénicie pré-Alexandre, est donc née d’une projection anachronique des cités-États du Levant ancien sur un toponyme emprunté à la géographie politique passée du monde romain.
La Phénicie, telle qu’elle est imaginée par les nationalistes phéniciens, est donc une construction du XIXe siècle, tout comme la Gaule française ou la Germanie allemande. Si jamais la Phénicie historique unie et délimitée exista, c’est sous l’Empire romain et dans le contexte historique hellénique, et non un autre (hormis les titres ecclésiastiques).
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