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Rédigée par ses avocats du prestigieux cabinet californien Quinn Emanuel, elle a été envoyée mercredi 16 mars à la justice américaine. Cette démarche fait suite à l’inculpation par le parquet du district est de New York de vingt-sept dirigeants ou ex-hiérarques de la FIFA ou des Confédérations d’Amérique du Nord, centrale et des Caraïbes (Concacaf) et d’Amérique du Sud (Conmebol) pour des « faits de racket, fraude, corruption, escroquerie et blanchiment d’argent ».
« Au cours de plusieurs années, les accusés ont grossièrement abusé de leur position pour s’enrichir, causant un tort significatif à la FIFA », écrivent les avocats de l’instance dans leur déclaration de vingt-deux pages, que Le Monde a pu consulter. Le gouvernement du football mondial se prévaut ainsi de ce statut de « victime » à la suite d’une déclaration faite le 3 décembre 2015 par Loretta Lynch, ministre de la justice américaine.
« La FIFA est certainement, parmi d’autres, victime dans cette affaire », avait alors confié la ministre. « Deux générations de dirigeants ont abusé de leur position pour toucher des pots-de-vin et des commissions occultes », avait rapporté, le 27 mai 2015, Loretta Lynch, qui avait relevé les 150 millions de dollars de dessous-de-table qui auraient été versés depuis 1991 aux dirigeants incriminés « en échange de droits médias et de marketing pour des compétitions organisées aux Etats-Unis et en Amérique du Sud ».
La FIFA demande la restitution des « salaires, bonus, bénéfices »
Ce fameux 27 mai 2015, soit deux jours avant le 65e congrès de la FIFA, la police zurichoise avait arrêté, à la demande du FBI, sept dirigeants de l’organisation planétaire, dont son vice-président, Jeffrey Webb, patron de la Concacaf. Le 3 décembre, un nouveau coup de filet avait ébranlé la FIFA : deux de ses pontes, dont Juan Angel Napout, dirigeant de la Conmebol, étaient interpellés. A ce jour, les autorités américaines ont mis en cause trente-neuf personnes, dont treize anciens membres du comité exécutif, le « gouvernement » de la FIFA.
La Fédération internationale réclame à la justice américaine le versement de dédommagements financiers. Elle demande la restitution des « salaires, bonus, bénéfices et autres compensations » qu’elle a accordés à ses dirigeants inculpés depuis « au moins 2004. » La FIFA évalue « ces pertes » à plus de 28 millions de dollars.
Parmi les dignitaires mis en examen, le Trinidadien Jack Warner, ex-patron de la Concacaf (1990-2011), démissionnaire en 2011 et radié à vie en 2015, devrait ainsi plus de 4 millions de dollars. « Taupe du FBI », ancien secrétaire général de la Concacaf et ex-membre du comité exécutif de la FIFA (1996-2013), l’Américain Chuck Blazer devrait, lui, plus de 5 millions de dollars. Quant au Brésilien Ricardo Teixeira, gendre de l’ex-président de la FIFA Joao Havelange (1974-1998), ex-dirigeant de la Fédération brésilienne et ancien membre du gouvernement de la FIFA, il devrait plus de 3 millions de dollars. Tout comme le Paraguayen Nicolas Leoz, ancien président de la Conmebol (1986-2013) et ex-vice-dirigeant de la Fédération internationale.
Le « vol » de Jack Warner et Chuck Blazer
Dans le document rédigé par Quinn Emanuel, la FIFA liste par le menu tous les méfaits de ses hiérarques inculpés. L’instance met ainsi l’accent sur les 10 millions de dollars de pots-de-vin qui ont permis à l’Afrique du Sud d’acheter les voix de Jack Warner, de Chuck Blazer et d’un « troisième membre du comité exécutif » en 2004, lors de l’attribution du Mondial 2010 au pays de Nelson Mandela, victorieux (quatorze voix à dix) dans les urnes face au Maroc. Censé être un don de la FIFA pour soutenir la diaspora africaine dans l’Union des fédérations caribéennes (CFU), ce versement a été fait en 2008 — avec l’aval de la Fédération internationale — et a ainsi été détourné par Jack Warner. Qualifiant cette transaction de « vol », Quinn Emanuel réclame à la justice la restitution de cette somme, ce qui porte donc à 38 millions de dollars le magot que veut récupérer la FIFA.
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Dans leur déclaration, les avocats de la FIFA rappellent par ailleurs que l’ex-président de la Concacaf et son secrétaire général avaient été corrompus en 1992 pour soutenir la candidature du Maroc lors de l’attribution du Mondial 1998. Ils ont ainsi récidivé, « douze ans plus tard », acceptant cette fois du Maroc un pot-de-vin « de 1 million de dollars ». Le document évoque par ailleurs la fraude électorale du Qatari Mohamed Ben Hamman, alors patron de la Confédération asiatique, et candidat à la présidence de la FIFA en juin 2011. A l’époque, il aurait viré 363 000 dollars sur un compte détenu par Jack Warner afin que ce dernier distribue des enveloppes contenant chacune 40 000 dollars aux délégués de l’Union des fédérations caribéennes. Le 14 juillet 2011, Ben Hammam a ensuite versé à Warner 1,2 million de dollars.
Quinn Emanuel pointe par ailleurs les pots-de-vin versés lors de l’achat des droits télévisés à la société Traffic Group pour les qualifications pour les Mondiaux dans la zone caribéenne. Le successeur de Jack Warner, Jeffrey Webb, a ainsi voulu « 3 millions de dollars » de pots-de-vin en « échange de l’octroi des droits télévisés de la CFU à Traffic Group. » D’autre part, plusieurs hiérarques de la FIFA et de la Conmebol, comme le Paraguayen Juan Angel Napout, l’actuel patron de la Fédération brésilienne, Marco Polo Del Nero, ont, entre autres, « accepté des pots-de-vin pour conclure un contrat de sponsoring pour la Coupe du monde et l’attribuer à une société rivale disposée à verser des dons. »
Dans une lettre envoyée au parquet de New York, et dont Le Monde a eu connaissance, Quinn Emanuel indique que plusieurs dirigeants qui ont plaidé coupable ont accepté de se voir délester de plusieurs millions de dollars. Ainsi, Jeffrey Webb (6,7 millions de dollars), Chuck Blazer (2 millions), Daryan, l’un des fils de Jack Warner (1 million), et José Hawilla, fondateur de Traffic Group (151 millions de dollars) doivent ainsi s’acquitter de sommes considérables. Constatant que Jeffrey Webb, libéré à la suite du paiement d’une caution de 10 millions de dollars, « poursuit son style de vie extravagant », la FIFA réclame d’ailleurs à la justice que l’ex-patron de la Concacaf « rende compte de tous ses actifs disponibles pour compenser ses victimes. »
100 millions de dollars de déficit en 2015
Selon la FIFA, la démarche de ses avocats a été engagée au début de 2016, avant l’élection de Gianni Infantino à sa présidence. S’il obtenait gain de cause, le nouveau patron du football mondial récupérerait une somme importante, à l’heure où l’instance affiche un déficit de plus de 100 millions de dollars en 2015 et est en retard de 550 millions de dollars sur ses objectifs financiers d’ici à 2018. « C’est votre argent, c’est l’argent des fédérations nationales », avait clamé le candidat et secrétaire général de l’UEFA le 26 février, devant les deux cent neuf membres du congrès de la FIFA. L’Italo-Suisse avait alors promis de doter chaque fédération nationale de 5 millions de dollars et chaque confédération continentale de 40 millions de dollars d’ici à la fin de son mandat, au printemps 2019.
Si Gianni Infantino a donné « son feu vert » à cette demande de dédommagements, la Fédération internationale, dont le comité exécutif se réunit jeudi 17 et vendredi 18 mars, espère restaurer sa crédibilité en s’arrogeant ce statut de victime. « Les accusés ont (…) causé des dommages sérieux et durables à la FIFA, à ses associations membres et à la communauté du football. L’argent qu’ils ont empoché appartenait au football mondial et était réservé audéveloppement et à la promotion du jeu, déclare le nouveau patron de la FIFA dans un communiqué. La FIFA veut que cet argent revienne et nous sommes déterminés à l’obtenir peu importe le temps que cela prendra. Quand elle l’aura touché, il sera directement reversé vers son but originel : pour le bénéfice et le développement du football international. »
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Suspendu pour six ans, à l’instar de son ancien ami et successeur annoncé Michel Platini, l’ex-président de la FIFA Sepp Blatter (1998-2015) s’était engagé, avant sa chute, dans cette voie. En mai 2015, « la FIFA était alors identifiée par les autorités américaines de justice, le FBI, et de contrôle financier comme une organisation mafieuse, confiait le patriarche suisse au Monde, en décembre. Le fait d’avoir mis mon mandat à disposition [le 2 juin 2015] a changé les choses. Maintenant, la FIFA, du point de vue des autorités américaines, est considérée comme une victime. A partir de là, cette organisation continue de chasser les hommes. Ce n’est pas le système de la FIFA, ou la FIFA elle-même, qui est entaché par la corruption, c’est la direction opérationnelle des différents continents qui est entachée, celle des confédérations. Ceux qui ont commis, ou pas — je n’en sais rien —, des délits ont été arrêtés comme membres de la Concacaf et de la Conmebol et non pas comme membres de la FIFA. Mais naturellement, la FIFA a porté le chapeau ».
Alors que la justice suisse enquête par ailleurs sur l’attribution des Mondiaux 2018 et 2022, respectivement à la Russie et au Qatar, à la suite d’une plainte déposée par la FIFA en mars 2015, cette dernière aspire désormais à ne plus porter le chapeau.
- Rémi Dupré
Journaliste au Monde