« Tout rassemblement public est interdit. » C’est l’ordre que le ministre de l’Intérieur est décidé d’appliquer avec la plus grande fermeté. Pendant ce temps, l’opposition se regroupe dans une alliance nouvelle entre libéraux citadins et islamistes tribaux, sous le mot d’ordre « rien que la constitution ». La démocratie koweïtienne entre dans une phase de très grande tension.
« Depuis l’occupation irakienne, on n’a pas vu ça, que des policiers entrent de force dans les foyers ! » C’est cette phrase qui résume peut-être le mieux la stupéfaction du public, prononcée par des manifestants entre deux charges menées par des centaines d’hommes des forces spéciales. Ceux-ci se ruent sur la petite foule, brandissent leurs gourdins, tapent sur les battants de la porte d’entrée que les hôtes tentent de tenir fermés. C’est la cohue, avec flux et reflux des hommes en khaki, certains cagoulés. Un homme tombe par terre. Il est roué de coups et reçoit des coups de pieds pendant qu’un policier enjoint la presse de ne pas prendre de photos. Et on apprendra par la suite qu’au moins trois élus du peuple ont été blessés dans l’assaut.
(Voir les photos publiée par la presse koweïtienne ici, ici, ci-bas les photos publiée par le quotidien Al-Raï, monttrant le député Walid Al-Tabtabaï, qui aura un bras dans le plâtre le lemdemain, ainsi que du constitutionnaliste Oubaid Al-Wasmi, qui avait rappelé que l’exécutif était tenu par la constitution, dans un discours dont on peut entendre des extraits dans la vidéo plus bas).
Une telle scène, selon les observateurs et militants politiques sur place, est inédite au Koweït, habitué à une vie politique agitée, mais où les conflits étaient toujours résolus par la négociation et les petits et grands arrangements entre amis – avec recours à la distribution de la rente pétrolière. C’est non seulement un authentique parlement élu qui fait la seule fierté qui reste au Koweït face aux autres émirats de la région, tels que Dubaï, Abou Dhabi ou le Qatar. Mais c’est plus largement une culture du débat dont on aime se targuer ici, une culture entretenue via des salons – ou diwaniyas en arabe – dont celui-ci en est justement un.
Il appartient au député islamiste Jumaan Herbech, qui a appelé à un rassemblement public depuis quelques jours déjà. Or dans l’après-midi, un communiqué tombe : l’Emir demande au ministre de l’intérieur de faire le nécessaire pour éviter toute manifestation dans l’espace public. Stupéfaction. Comment la foule de plusieurs centaines de personnes qui étaient attendues allait pouvoir se serrer dans une maison particulière, même de la démesure des villas du Golfe ? Les gens ont beau se presser comme des sardines, il y a quelques dizaines de personnes qui ne peuvent entrer, avec la meilleure volonté du monde. C’est donc un petit attroupement devant la porte qui se produit. Or le bout de pelouse qui fait office de jardinet est considéré comme « espace public ». Les officiers de police se font de plus en plus insistants, disant qu’il n’y a pas le choix, que les ordres sont les ordres et qu’il faut que tout le monde parte.
La tension monte petit à petit, jusqu’à ce que Jumaan Herbech prend le micro : « Encore un discours, et puis on va se disperser. Les forces spéciales sont là, et il faut éviter le pire. » Le dernier intervenant doit être la grande figure de la lutte démocratique des années 80, Ahmed Saadoun. Or il peut à peine prononcer quelques phrases avant que les forces spéciales surgissent brusquement derrière les buissons et que commence leur démonstration de force.
Cette escalade policière s’inscrit dans un contexte tendu. Samedi dernier, un autre rassemblement avait donné lieu au tabassage d’un homme venu en agent agitateur, Mohamed Al-Juwayhal. C’est lui qui, en quelque sorte, sert de catalyseur aux tensions sous-jacentes qui traversent la société. A travers une obscure chaîne satellitaire, Al-Sour émettant du Caire, il ne cesse d’invectiver les populations anciennement bédouines, naturalisés tardivement, et notamment ceux parmi eux qui auraient gardé leur nationalité saoudienne d’origine. Il se présente en effet comme le dernier rempart de la vieille société urbaine face à la « populace » des tribus périphériques.
Le seul problème, c’est que ces tribus ont été appelées au départ par la famille régnante, qui y voyait un moyen facile de se constituer une clientèle politique face aux puissantes familles marchandes de la ville. Une génération est passée, et les « bédouins tribaux » d’aujourd’hui ont développé une conscience politique. Souvent tentés par l’islamisme, mais plus sûrement motivés par le désir de se faire une place dans la société, ils forment désormais la majorité de la population – mais la minorité au Parlement, découpage électoral oblige. Ils contestent donc la légitimité de la majorité actuelle, et à plus forte raison du gouvernement.
Jusque-là, le gouvernement pouvait être sûr de disposer d’un socle solide de députés citadins. Or, la semaine dernière, des manœuvres quelque peu contestables ont ajouté au malaise politique. Trois fois de suite, des députés béni-oui-oui ont séché la séance parlementaire et le gouvernement ne s’est fait représenter que par un seul ministre. Ainsi, trois fois de suite, la séance a été levée faute de quota de députés présents. C’est ainsi qu’a été contourné le vote sur une demande de levée de l’immunité parlementaire. Les délais ayant été dépassés, cette immunité est tombé mécaniquement et désormais, et sans que le Parlement ait pu se prononcer, le député Fayçal Al-Muslim, député tribal et islamiste, doit répondre à la justice en simple citoyen[1].
C’est la goutte qui fait déborder le vase : pour la première fois, un groupe de députés citadins libéraux jusque-là fidèles au gouvernement, se joignent à l’opposition tribale, derrière le mot d’ordre de « rien que la constitution ». C’est ainsi qu’ils forment désormais, potentiellement, la majorité au parlement, ce qui pourrait leur permettre de faire tomber le gouvernement. Visiblement, les nerfs de l’exécutif sont à vif. Plus inquiétant encore, depuis ces événements, le ministre de l’Intérieur et les chefs des forces de l’ordre ont annoncé qu’ils allaient appliquer les mêmes méthodes à l’avenir.
A l’instant, l’alliance « rien que la constitution » annonce l’annulation de tout rassemblement, et ce « dans l’intérêt de la sécurité des citoyens ». Preuve de leur maturité politique. Reste à savoir si les autres outils de la démocratie koweïtienne suffiront à canaliser l’immense malaise qui s’est emparé du pays. La presse et les députés font pour l’instant preuve d’une grande liberté de ton. Mais la télévision, même privée, a n’avait, dans un premier temps, guère parlé de l’événement, et il faillait la couverture d’Al-Jazira (vidéo ici) pour que les chaînes koweïtiennes se saisissent du sujet. Reste maintenant à savoir si les prochaines séances ne connaîtront pas le même sort que les trois précédentes, suspendues faute de quota.
Au lendemain des effusions d’unité nationale derrière l’équipe de foot qui vient de remporter la coupe du Golfe, et à quelques mois du vingtième anniversaire de la libération du pays par les armées occidentales, cette escalade tombe mal.
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[1] Il a brandi un chèque pendant un discours au Parlement, tendant à prouver, selon lui, que le PM payait des députés pour acheter leur loyauté.