Le centre de Paris a vécu l’année au rythme du procès du Bataclan. Le boulevard du Palais, île de la Cité, a été fermé à la circulation pour protéger le Palais de justice de risques d’attentat. Le procès s’est déroulé dans le calme, en égrainant les horreurs de la nuit criminelle du 13 novembre 2015. Abdeslam a été condamné à la perpétuité. Selon les observateurs, ce procès-fleuve aux milliers de parties civiles a peiné à évoquer l’islam politique et sa composante djihadiste. La République s’est préoccupée de la dérive de ses « enfants » perdus en refoulant la matrice idéologique criminelle de Daech qui a conduit les assassins au « martyre ».
La France en a-t-elle fini avec cette séquence ? Le procès n’a pas eu d’effets collatéraux apparents. Les Français, grâce à leurs services de renseignements ayant repris la main, seraient protégés. Deux spécialistes se sont récemment exprimés au sujet de l’islam politique en France.
Gilles Kepel a expliqué que la phase criminelle des attentats s’étant révélée trop coûteuse pour les salafistes – dès lors que l’objectif de guerre civile ouverte a échoué -, ils ont opté pour une nouvelle phase, le « djihadisme d’atmosphère ». Dépourvus d’une base arrière logistique permettant les grosses opérations, la mouvance salafo-djihadiste en Europe se serait repliée sur un djihad moins frontal, tant vis-à-vis de ses coreligionnaires que des sociétés d’accueil. J’ajoute que la France et la Belgique, maillons faibles de l’Occident au regard de leurs identités nationales en crise et du désarmement intellectuel de leurs élites face au multiculturalisme (la France accueillant en outre la première population musulmane d’Europe après la Russie), demeurent le cœur de cible de la mouvance salafiste et de ses bailleurs politiques et financiers. Pour eux, Bruxelles est une ville clef en matière de pénétration islamique : elle leur paraît politiquement soumise – comme l’atteste la décision sur l’abattage halal -, les naissances d’enfants musulmans y approchent la moitié, et le lobbying islamiste au sein des institutions de l’Union européenne y bat son plein.
À l’inverse, commentant les élections françaises, Olivier Roy persiste et signe : la question du djihado-salafisme est réglée – s’est-elle jamais posée à ses yeux ? -, car elle n’exprime que des frustrations sociales – notre pays étant pourtant le plus redistributeur du monde. La preuve selon lui : le vote musulman aux législatives a fait basculer la Seine-Saint-Denis dans les bras de La France insoumise, cette nouvelle gauche sociale et radicale. Mais qui a piloté ce ralliement si ce n’est la composante salafo-frériste très active dans ces élections ?
En 2014-2015, les commentateurs avaient glosé sur la fin de la banlieue rouge : le 9-3 avait basculé à droite. La réalité est que le vote islamiste fait les élections dans ce département où la participation est très faible : un coup à gauche en 2010 ; un coup à droite en 2015 ; La France insoumise en 2022. Les consignes de vote communautaires ont fait les élections du printemps 2022. Les Frères musulmans et leurs appuis étrangers optent comme en Belgique pour le parti le plus faible, celui qui défendra leurs requêtes (subventions aux associations communautaires, emploi d’agents amis, subventions aux mosquées), ou n’attentera pas à leurs intérêts. Le vote et les reports de voix à la présidentielle sont aussi éclairants qu’aux législatives. Or quand le vote est vraiment motivé par des considérations sociales comme outre-mer, le résultat est différent : vote Nupes anti-Macron au premier tour, vote RN anti-Macron au second. Rien de tel dans le 9-3.
Alors que penser de ce débat ? Observons des faits, tant à l’étranger qu’en France. Car toute analyse qui dissocie les mouvances islamistes françaises de la situation mondiale, notamment en Afrique et au Moyen-Orient, n’a qu’une faible valeur politique et scientifique ; l’islamisme français n’est que l’émanation d’un tout mondialisé.
Au plan international, le salafo-djihadisme a remporté deux grandes victoires stratégiques en six mois avec les retraits successifs des Américains d’Afghanistan puis des Français du Mali (retraits pour autant nécessaires). Dans les pays du front du djihad – comme il y a des fronts pionniers en Amazonie -, les nouvelles sont désastreuses. Au Nigeria, pas une semaine sans enlèvements de jeunes chrétiennes, assassinat de prêtres, de fidèles ou destruction d’églises : on y déplore 900 chrétiens tués ces trois derniers mois. À l’autre bout du monde musulman, au Pakistan, les islamistes s’emploient à harceler les communautés chrétiennes subsistantes, par enlèvement de jeunes chrétiennes, violées, converties et mariées de force, comme cela se fait depuis des siècles. En Inde, les islamistes répondent frontalement aux hindous pour ne tolérer aucune atteinte à la sacralité coranique (le meurtre d’un tailleur hindou ce 28 juin a déclenché une tempête). En Europe, pas un mois ne passe sans un attentat ou un assassinat attribué à une personne plus ou moins liée à la mouvance de l’islam radical.
Qu’en est-il sur le territoire de la France ? Dans ces colonnes, j’avais écrit après les grands attentats de 2015 qu’au regard de leurs objectifs communautaristes, les attentats étaient un succès pour les salafistes : si le pays a tenu, ils ont néanmoins renforcé le communautarisme islamique des jeunes musulmans – ainsi qu’en attestent de nombreuses études -, rendu visible par le voilement des jeunes musulmanes. Chez elles, le voile, qui se limitait, il y a dix ans, à quelques villes du nord et de l’est du pays, est devenu la norme dans de nombreux quartiers (cités d’Île-de-France) ou villes (comme à Lille), et s’est même implanté à Bordeaux et en Bretagne.
Cet islamisme en action est piloté de concert et en rivalité par les salafistes et par les Frères musulmans, auprès desquels rivalisent leurs soutiens et bailleurs étrangers (États du Maghreb et du Golfe). Par ailleurs, la Commission européenne et les autorités américaines, aussi surprenant que cela paraisse, le considèrent avec bienveillance : la promotion du hidjab est à Bruxelles et à Strasbourg l’objet d’une intense communication. Or, dans une Europe ouverte où circulent les valises de billets des milliards d’euros du cannabis – le continuum entre réseaux mafieux et djihadisme armé ayant été démontré lors des attentats de Paris et Bruxelles -, l’islamisme est entré depuis 2015 dans une phase hyperactive. Encore faut-il accorder une intelligence collective et une détermination à ses concepteurs, à ses agents et à ses militants.
L’objectif le plus visible est que l’on parle chaque jour, dans chaque média français, de l’islam, de l’islamisme et des musulmans, que ce soit en bien ou en mal ; cela n’a aucune importance au regard des principes de base du marketing. L’espace public est saturé par la querelle à rebond sur le burkini, le voile à l’école (avec épreuves de force et invectives de fonctionnaires à la clef), la conversion de Diams, le feuilletonnage de l’affaire Abdeslam, la diffusion mystérieuse, générale et simultanée, ce printemps, du jelbab – alias la djellaba – dans les lycées de France, la fréquentation de piscines publiques par des groupes d’une dizaine de femmes en burkini, le déploiement de groupes d’une quinzaine de jeunes filles en jelbab immaculé – sous bonne garde – dans Paris pour distribuer de la nourriture aux SDF, la circulation quotidienne de femmes voilées autour des grandes universités parisiennes – au demeurant tout à fait légale, mais d’autant plus surprenante que nombre d’entre elles semblent étrangères à ces institutions. Autant de signaux dits faibles.
À cela, il faut ajouter des choses indicibles dans notre société médiatique pleine de scrupules et bien élevée. Ainsi a-t-on « pudiquement » tu, cette année, trois assassinats terribles qui ont endeuillé deux familles juives et une famille de médecin militaire (à Sarcelles, Lyon et Marseille), commis au nom de l’islam dans au moins deux cas, mais que l’on a préféré psychiatriser et occulter. Rappelons que sous François Mitterrand, la « seule » profanation du cimetière juif de Carpentras avait ému et mobilisé la France entière. Désormais, rares sont ceux qui s’étonnent de la quasi-disparition des croix et plaques chrétiennes dans tant de cimetières de banlieues – brisées puis jetées -, sans parler des départs de feu et profanations d’églises hebdomadaires qui, dans certains cas, peuvent avoir un mobile islamiste (mais dans d’autres cas relèvent d’individus ou de groupes n’ayant rien à voir avec l’islam).
Nombre de faits identifiés doivent être relevés et interrogés. Ainsi en est-il de la disparition des charcuteries et boucheries non-halal dans nombre de villes de banlieues ou de petites villes possédant une « cité » : à force de crachats ou de gestes malveillants, l’artisan quitte en silence le terrain et va s’installer dans un quartier bourgeois ou une petite ville où son activité recherchée fait à nouveau florès. L’exemple est reproductible à bien des professions, y compris de médecin. Et qui envoie et filme des militantes voilées dans des restaurants pour y provoquer un scandale en cas de problème ? L’application du droit d’aller et venir est une chose. L’instrumentalisation de femmes pieuses et pudiques mises en scène en est une autre.
Dans cette offensive soutenue, la symbolique de l’État est au centre de micro-agressions comme de méga-agressions. Ainsi, quand le président se déplace à la rencontre des Français, il est désormais fréquent d’observer une femme voilée à la mode islamiste dans sa proximité immédiate, question de visibilisation. Méga-agression à l’inverse, quand des centaines de jeunes de la banlieue nord (nationaux ou étrangers, notamment « mineurs non accompagnés » issus du Maghreb et non déférés) détroussent les touristes-spectateurs, humilient les forces de l’ordre et l’État au Stade de France devant des centaines de millions de téléspectateurs. La puissance publique en est restée sans voix. Cet affrontement multiforme, que d’aucuns jugent fantasmatique ou inexistant, répond objectivement aux considérations guerrières théorisées dans la mouvance salafo-djihadiste : faire la guerre par tous les moyens à ces « sales Français », dans la logorrhée de Daech.
Évoquons enfin l’attitude repérée dans tant d’établissements scolaires, qui consiste, dès le plus jeune âge des élèves, à refuser les cours de musique, de natation, l’enseignement de faits historiques capitaux (Shoah, génocide arménien, histoire religieuse), la théorie de l’évolution, l’éducation sexuelle, etc. Pour les salafistes, le refus de l’école laïque n’est pas une coquetterie : Boko Haram (« livre interdit ») dit tout haut ce qu’ils pensent. Pour eux, le Coran est le seul livre légitime, surtout s’il est enseigné en arabe sans nécessité de le comprendre – Allah n’a pas à être compris à leurs yeux – ; au Sahel et en Afghanistan, des centaines d’écoles sont détruites ou boycottées ; en Tunisie, le pouvoir islamiste (tombé le 25 juillet 2021) a déscolarisé 1 million d’enfants en dix ans, rendus à l’analphabétisme et à l’exploitation économique.
Quand l’objectif n’est pas d’émanciper mais d’enfermer dans l’ignorance pour gouverner les âmes à coups d’oukases et de normes simplistes imposées, l’école à la française est (encore) une entrave. Faire taire les professeurs est une chose, mais plus efficace est de les faire fuir. Dans les académies de Créteil et de Versailles, constatons que des milliers de professeurs manquent à l’appel dans les REP (ex-ZEP) : les remplaçants abandonnent, de jeunes professeurs démissionnent, laissant place à des non-diplômés issus des quartiers faisant fonction d’enseignants, vulnérables aux pressions d’idéologues locaux, voire soumis à ceux-ci. Le cas Lemaire a dévoilé la stratégie qui consiste à faire fuir les républicains. Fin juin, l’État a cru calmer les tensions en signant une convention d’enseignement de l’arabe avec Alger, pays dans lequel les cours d’arabe sont en réalité très souvent des cours d’islamisation. Enseigner l’arabe à des élèves berbérophones ou darijaphones (langue du Maghreb) en famille est une prise de pouvoir. L’apprentissage du français et de l’anglais dans nos classes est déjà souvent en échec, ce qui ne laisse aucune chance à l’arabe, langue difficile que les étudiants du Maghreb eux-mêmes maîtrisent mal après quinze ans d’études. Le recrutement de professeurs mal payés, peu soutenus, non titulaires et de bas niveau, alliés à l’absentéisme d’élèves et à la colère des parents aboutissent chez certains élèves à une sous-culture de 1 000 mots, ce qui correspond à l’objectif tacite d’ignorance chez les idéologues salafistes.
Au regard de ces maux, le soulagement éprouvé par les Français et leurs dirigeants devant la disparition des grands attentats n’est pas dépourvu de lâcheté. On ne tue pas sans objectifs précis des centaines de personnes avec la quasi-certitude de mourir dans ces attentats. En près de huit ans, la France a beaucoup changé, et le seuil de tolérance à l’inacceptable monte un peu plus chaque année. Les études d’opinion indiquent que nombre de jeunes Français acceptent étrangement cette situation, tandis que nos gouvernants regardent ailleurs. Mais il est des combats jamais assouvis.
* Auteur de nombreux ouvrages remarqués, Pierre Vermeren a notamment publié « Le Choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes » (Odile Jacob, 2015), « Déni français. Notre histoire secrète des relations franco-arabes » (Albin Michel, 2019), et « Le Maroc en 100 questions » (Tallandier, 2020). Il publie « Histoire de l’Algérie contemporaine » (Éditions Nouveau Monde, juin 2022, 397 p., 22,90 €).