Les autorités se montrent plus souples sur le voile, mais poursuivent les exécutions. Elles laissent chuter la monnaie pour que la population rende les manifestants responsables de la crise.
MOHSEN n’en est pas encore revenu. « Avec mon épouse, on a voyagé avec la compagnie aérienne Mahan Air jusqu’à Dubaï. Normalement, avant le décollage de Téhéran, il y a toujours l’annonce : “s’il vous plaît, respectez la loi, gardez le hidjab”. Mais cette fois, à l’aller et au retour, on n’a rien entendu dans l’avion où la plupart des femmes étaient sans foulard. Et à l’aéroport de Téhéran, c’était la même chose. Les femmes ont gagné », se félicite ce commerçant, joint au téléphone, qui, toutefois, s’interroge. « Une sorte de liberté est instaurée, mais durera-t-elle ? Aujourd’hui, les mollahs ne réagissent pas. Mais n’attendent-ils pas le moment pour revenir, demain, après-demain ? »
L’anecdote illustre la fragilité d’une situation paradoxale. Après quatre mois d’une révolte contre le pouvoir théocratique, lancée par les jeunes Iraniennes après la mort d’une Kurde de 18 ans tuée pour avoir mal porté le voile, la cause des femmes, obligées jusque-là de porter le hidjab en public, a progressé. Pourtant, ces dernières semaines, les manifestations sont moins nombreuses. L’implacable répression d’un pouvoir habile à manier la carotte et le bâton a fini par porter ses fruits.
Mercredi dernier, en recevant des Iraniennes favorables au régime, le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, affirma que « les femmes qui ne portent pas complètement le foulard ne devaient pas être considérées comme hors de la religion ou à mettre au ban de la République islamique ». Affirmation surprenante de la part d’un partisan de la ligne dure, qui instaura le port du voile obligatoire en 1983, alors qu’il était le premier président de la nouvelle République islamique, laquelle venait de chasser le chah du pouvoir. Mais samedi, à la veille de manifestations en vue de commémorer la destruction d’un Boeing abattu le 8 janvier 2020 par la défense antiaérienne iranienne causant la mort de 176 personnes (dont 82 Iraniens), deux jeunes ont encore été exécutés par la justice révolutionnaire. Ils avaient été reconnus coupables d’avoir tué un paramilitaire lors de manifestations. Des exécutions « révoltantes », s’est insurgée la France, alors que des ONG de défense des droits humains ont dénoncé une justice « expéditive ». Ces exécutions s’ajoutent à deux précédentes pendaisons de jeunes liés aux manifestations. Au total, la répression a entraîné la mort de plus de 440 personnes, la mise en détention de plus de 14 000 autres et la condamnation à mort de 14 Iraniens.
Mais ces dernières semaines, alors qu’apparaissent des articles dans la presse vantant la gestion « sage » de la crise par le guide suprême, le pouvoir a en fait multiplié les signaux ambivalents. Deux figures de la contestation, Majid Tavakoli et Hossein Ronaghi, ont été libérées, quelques semaines après leur arrestation, alors qu’une joueuse d’échecs a été incitée à ne pas rentrer en Iran, après avoir participé sans voile à une compétition au Kazakhstan ; des journalistes ont encore été appréhendés, et des militants kurdes kidnappés. Où est placé le curseur ? Nul ne le sait vraiment. La confusion est un objectif en soi. À moins qu’elle ne soit le reflet de divergences au sein de la direction iranienne. En 2019 déjà, le tout-puissant général Qassem Soleimani, qui fut tué quelques mois plus tard par un tir de drone américain à Bagdad, avait affirmé que « la fille sans hidjab est ma fille, elle est votre fille, elle est la fille de la société ». « À l’époque, se rappelle Ali Alfoneh, spécialiste de l’Iran à l’Institut des États du Golfe à Washington, Soleimani et d’autres commandants des gardiens de la révolution voulaient combler le fossé qui s’est peu à peu creusé entre un État religieux et une société de plus en plus laïque. Mais ils furent contrés par Khamenei, qui aujourd’hui cherche à rallier avec cette dernière déclaration les Iraniens éduqués de la classe moyenne ; mais il le fait en étant sur la défensive, et ses propos peuvent au contraire alimenter d’autres revendications. »
Après la vraie fausse disparition de la police religieuse, le mois dernier, l’avertissement lancé début janvier par le régime sur le redémarrage de la surveillance du voile dans les voitures est un nouvel exemple de ce flou, entretenu par le pouvoir sur certaines décisions. Une première version de la mise en garde contenait « des suites légales et judiciaires (vous) seront appliquées », avant d’être supprimées dans la seconde mouture.
« Tout cela est assez hypocrite », confie un bon observateur de la scène iranienne qui rappelle que, comme pour la compagnie aérienne israélienne El Al, « un homme discrètement armé prend place dans chaque avion iranien, mais actuellement, il ne fait pas de zèle ». Quant au voile dans les voitures, selon lui, « le pouvoir veut automatiser par SMS les amendes pour non-port du hidjab en utilisant le dispositif existant de caméras avec intelligence artificielle qui lui permet de reconnaître si une voiture est autorisée à entrer dans le centre-ville de Téhéran, par exemple ». « L’amende serait pécuniaire et pas forcément judiciaire, pour l’instant, prévient-il, car le régime reste droit dans ses bottes, il pense qu’il doit éradiquer la contestation ».
Les statistiques des rassemblements dans la rue ou à l’occasion de cérémonies de deuil des victimes de la répression attestent d’une nette décrue de la révolte. « Au cours des dernières semaines, on a relevé une baisse notable du nombre et de la taille des manifestations violentes à travers le pays, avec parfois seulement quelques douzaines de personnes », confirme Ali Alfoneh. Chez les Kurdes et les Baloutches, derniers foyers importants de contestation, où ont été tués la majorité des 73 membres des forces de sécurité dans des heurts face aux protestataires, « les manifestations continuent, sur une plus grande échelle notamment le vendredi au Baloutchistan, mais leur taille là aussi reste limitée », constate Ali Alfoneh. Quant aux « travailleurs des secteurs industriels et des services, ils n’ont pas, selon lui, rejoint la contestation, et les manifestations étudiantes, centrales au début du mouvement, ont elle aussi significativement décliné. »
Pour le chercheur belge Jonathan Piron, « on assiste à une transformation des modes d’action avec beaucoup de graffitis dessinés sur les murs des universités, des sit-in dans les classes en soutien aux professeurs dont les salaires ont été suspendus pour avoir défendu les étudiants, des appels aussi à libérer des étudiants emprisonnés, en particulier les leaders de la fronde. Il ne faut pas oublier, insiste Jonathan Piron, que de nombreux étudiants ont été suspendus ou expulsés ».
Comme d’autres observateurs, il estime qu’on assiste « à la fin d’une séquence, mais pas de la contestation en Iran. Il va falloir observer comment le mouvement se renouvelle, en recourant peut-être à de nouveaux moyens de mobilisation ». Face à un pouvoir qui ne cédera pas sur l’essentiel, l’avenir de la révolte dépendra probablement de sa capacité à établir des structures non reconnues pour échapper aux syndicats ouvriers, étudiants et associations d’avocats noyautés par le régime, afin d’élargir sa base sociale et donner à son mouvement la dimension populaire qui lui manque cruellement.
« Les manifestations ont reculé parce que les gens veulent vivre, explique, de son côté, Mohsen, le commerçant. Avant les pauvres arrivaient à manger, aujourd’hui c’est la misère. Les Iraniens pensent à sauver leurs familles. »
En seulement un mois et demi, la monnaie a chuté de 40 %, et l’inflation a progressé de 50 % entre septembre et décembre. « Cela parle aux gens », confirme un homme d’affaires, pour qui « l’argument du pouvoir est de dire que c’est de la faute des manifestants, si l’économie s’est autant dégradée ».
Selon lui, les autorités n’ont pas pris les mesures pour enrayer cette chute du rial. « Elles n’ont pas injecté, comme elles l’avaient fait en 2019, des dollars sur le marché local des changes, alors que l’Iran en a encore les moyens, décrypte cet homme d’affaires. Si elles n’ont pas fait, à dessein, cet effort, c’est pour mettre le poids sur le peuple pour qu’il ait encore plus peur de rejoindre la contestation et qu’il finisse par blâmer les manifestants ».
Cette « arme financière » serait la « troisième lame » utilisée par les autorités pour venir à bout de la contestation, après le répressif et de nombreuses arrestations, dont celles des meneurs locaux, puis la reprise en main judiciaire marquée par des exécutions comme celles de samedi. La décision américaine de resserrer la vis sur les transferts de dollars en provenance de la banque centrale irakienne a également pesé sur le fragile équilibre financier iranien (lire ci-dessous).
Selon cet expert, la stratégie du pouvoir serait d’attendre un plus grand retour au calme pour réinjecter alors du dollar et faire remonter la monnaie en vue de soulager économiquement la population. Reste que la colère, même contenue, est toujours là. « Le régime n’est pas à l’abri de nouvelles manifestations d’envergure, notamment en février avec l’anniversaire de la révolution », prévient l’homme d’affaires.
De son côté, la contestation paraît toujours en mal de structuration. « Qui est le meneur ? », se demande Mohsen, le commerçant. « On ne sait pas. Tant qu’on ne le connaîtra pas, on ne peut pas laisser le destin du pays à un inconnu. J’ai lu dans la presse que le fils du chah avait conclu une alliance avec Masih Alinejad (activiste antivoile, NDLR) et Ali Karimi (ancien footballeur). Et alors ? Reza Pahlavi n’a pas d’audience en Iran. Alinejad, elle est favorable aux sanctions qui nous pénalisent ». « Qu’ils lâchent sur le hidjab, ce n’est pas la fin du monde, espère un autre Iranien. Qu’ils fassent comme avec les paraboles pour capter les chaînes étrangères, elles sont théoriquement interdites, mais elles sont tolérées. Idem pour la double nationalité, interdite mais là encore tolérée ».