Par Eugénie Bastié
INTERVIEW – Le président turc est dans une position délicate et doit gérer trois ennemis à la fois: l’Etat islamique, le régime syrien et les Kurdes indépendantistes. L’analyse du politologue turc Ahmet Insel.
LE FIGARO: La Turquie est entré en guerre contre Daech, elle qui avait toujours refusé de contribuer militairement à la coalition. Que faut-il penser de ce revirement? Y avait-il véritablement un «double jeu turc»?
AHMET INSEL*: Nous ne savons pas si la Turquie menait véritablement un «double jeu». Ce que nous savons, c’est qu’au début de la révolution, la Turquie a aidé des groupes rebelles djihadistes en Syrie, qui ont pu ensuite être enrôlés par Daech. La Turquie a fait le choix de soutenir des groupes djihadistes incontrôlables, ce qui s’est transformé en soutien indirect à Daech. Les accusations de tolérance de la police et des administrations locales vis-à-vis des militants de Daech résidant ou circulant en Turquie sont formulées régulièrement par l’opposition.
Pourquoi Erdogan a-t’il fait de la chute de Bachar el-Assad sa priorité?
Historiquement, Erdogan était un allié très fort de Bachar el-Assad. En 2006-2007, il y a eu une politique de rapprochement entre la Turquie et la Syrie, avec une ouverture de la frontière et une multiplication des échanges économiques. Au début des «printemps arabes», Erdogan a cru qu’il pouvait devenir le leader d’un Moyen Orient frérisé, qui suivrait l’exemple d’islamisme politique qu’il a mis en place en Turquie. Il pensait être le grand ordonnateur de la prise de pouvoir des Frères musulmans en Égypte, Tunisie, et en Syrie.
La Turquie a donc insisté pour qu’Assad fasse des réformes. Face au refus de Damas, Ankara a pris le parti des opposants, en accord à l’époque avec les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Quand le parlement britannique, puis les États-Unis ont refusé l’intervention en Syrie en 2013, la Turquie et la France se sont retrouvées seules sur la ligne dure anti-Assad. Puis la France a lâché aussi, et Erdogan s’est retrouvé dans l’axe sunnite, aux côtés de l’Arabie saoudite et du Qatar, enfermé dans un positionnement confessionnel.
La Turquie a-t’elle des ambitions hégémoniques dans la région?
La Turquie a voulu avoir une position hégémonique au moment des printemps arabes, et devenir le réfèrent dominant au Moyen-Orient. Cette politique, qui impliquait un engagement massif aux côtés des Frères musulmans, et un soutien aveugle à la rébellion djihadiste, a été un échec. Aujourd’hui, la Turquie n’a plus qu’une diplomatie défensive. Trop engagé dans un sens, elle ne peut plus servir d’intermédiaire dans les conflits du Moyen-Orient. Elle n’a plus d’ambassadeur en Égypte, en Syrie, en Libye et en Israël.
Quelle forme d’islamisme politique promeut l’AKP (le parti politique d’Erdogan)? Peut-on soupçonner Erdogan d’avoir des accointances avec les franges les plus radicales de l’islamisme?
La direction de l’AKP n’a pas de liens avec les djihadistes ni les salafistes. Ce sont des musulmans légalistes, de centre-droit sur l’échiquier politique. Ils sont moins islamistes qu’Ennhahda (parti des Frères musulmans en Tunisie). En somme, on pourrait dire qu’il s’agit du moins islamiste des partis islamistes. Cependant, il est vrai qu’une partie de la base électorale de l’AKP est plus radicale. Il existe une sympathie pour l’État islamique dans une petite partie de l’opinion turque. Un sondage publié récemment montrait qu’à la question «Préférez-vous avoir les Kurdes ou Daech à la frontière?» 20 % des électeurs d’Erdogan répondaient: Daech. Mais il existe un parti encore plus islamiste que l’AKP, le «parti du Bonheur» qui totalise 3 % des voix. L’AKP est constitué d’une couche islamiste, mais aussi d’une classe moyenne qui veut la stabilité économique qu’offre Erdogan, ainsi qu’une base conservatrice kurde, qui espérait en la réconciliation que proposait Erdogan.
Au départ, l’accession de l’AKP au pouvoir était synonyme de réconciliation avec la minorité kurde en Turquie. Qu’en est-il aujourd’hui?
La promesse de normalisation lors de l’arrivée au pouvoir de l’AKP contenait évidement l’ambition de régler la question kurde. Erdogan est nationaliste, mais moins nationaliste que les laïcs nationalistes de l’extrême-droite ou de gauche. Il pensait pouvoir établir la paix avec les Kurdes sur la base de la fraternité musulmane. Mais il s’est rendu compte que ça n’était pas une bonne stratégie électorale. Les Kurdes ne votaient pas plus AKP malgré l’ouverture, et une partie de la base électorale turque se détournait vers le parti d’extrême droite nationaliste.
Le recensement ethnique est interdit en Turquie, mais on estime la population kurde à 15-16 % de la population. Une majorité d’entre eux sont solidaires des Kurdes syriens, qui sont pour la plupart d’anciens Kurdes de Turquie exilés, par vagues successives, lors des répressions qui ont lieu depuis les années 1920.
La Turquie essaie de jouer la solidarité de l’OTAN, et a ouvert ses bases militaires aux Américains, et ce pour pouvoir réduire l’importance du PKK et des Kurdes dans la lutte contre Daech. Erdogan est très inquiet de la création d’une zone autonome reconnue internationalement en Syrie, qui servirait de base arrière au PKK.
*Ahmet Insel, est politologue en Turquie, et vice-président de l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de La nouvelle Turquie d’Erdogan (La Découverte, mai 2015).