En Iran, des femmes ne craignent plus de sortir sans voile. La situation économique nourrit la colère
La vidéo, tournée début février à Téhéran, a parcouru les réseaux sociaux. On y voit une femme monter sur la scène d’un amphithéâtre. Son foulard autour du cou, elle prend le microphone. « Je ne légitime pas une assemblée générale dans laquelle je ne peux pas être candidate parce que je suis sans foulard », crie cette Iranienne aux longs cheveux rassemblés en queue-de-cheval. Elle jette ensuite son foulard par terre avant de sortir de l’amphithéâtre, accompagnée par les applaudissements de l’assistance. L’Iranienne révoltée s’appelle Zeinab Kazempour, une ingénieure empêchée de se porter candidate à l’élection de l’Organisation des ingénieurs de construction de la ville de Téhéran, car elle refuse de se soumettre à la loi de la République islamique d’Iran obligeant les femmes à se couvrir tout le corps, sauf les mains et le visage.
Son geste audacieux dans le contexte d’un événement officiel est emblématique d’une nouvelle donne dans la société iranienne, quelques mois après la mort de Mahsa (Jina) Amini pendant sa garde à vue pour un voile « mal ajusté », en septembre 2022. Cette tragédie a plongé l’Iran dans un soulèvement sans précédent, ayant fait 527 victimes du côté des civils, selon les organisations de défense des droits humains.
Aujourd’hui, même si les manifestations sont devenues rares, de plus en plus de femmes décident, en signe de protestation et en prenant le risque, de ne plus porter le foulard. La police des mœurs, chargée d’arrêter les contrevenantes, a disparu des rues iraniennes, mais les propriétaires des véhicules dans lesquels se trouve une femme mal voilée continuent à recevoir des SMS d’avertissement de la part des autorités. « En cas de récidive, vous ferez l’objet de poursuites judiciaires », peut-on lire dans ces messages. Certains citoyens zélés ou travaillant pour le régime font appliquer cette loi liberticide dans les rues, parfois avec violence, sans être inquiétés par la suite.
Azadeh, un pseudonyme destiné à la protéger contre des représailles, comme pour tous les Iraniens cités dans cet article, fait partie de ces Iraniennes révoltées qui ont décidé d’en découdre avec la loi sur le hidjab. Cette Téhéranaise de 34 ans a commencé par avoir un foulard autour du cou ou dans son sac quand elle sortait dans la rue. Chose inimaginable avant septembre 2022. « Aujourd’hui, je laisse mon foulard à la maison », explique cette cheffe cuisinière, jointe par Telegram, la messagerie cryptée, bloquée en Iran, mais accessible par les logiciels antifiltrage.
« Femme, vie, liberté »
Ayant pris part à toutes les manifestations depuis septembre, Azadeh a été arrêtée en novembre. Après avoir passé presque un mois dans la prison tristement célèbre d’Evin, dans le nord de Téhéran, cette jeune femme a été libérée sous caution et attend son procès. A la mi-février, elle est retournée à Evin pour se renseigner sur sa condamnation et pour réclamer la restitution de ses appareils électroniques confisqués lors de son arrestation.« Je n’avais pas de foulard et je n’avais pas non plus de chapeau que je porte de temps en temps contre le froid. Me voir avec les cheveux découverts a rendu les employés de la prison fous de rage. Ils m’ont dit : “Tu n’as pas de voile. Tu vas avoir des ennuis.” J’ai commencé à crier, dit-elle en rigolant. Je leur ai répondu : “Qu’est-ce que vous allez me faire de plus ?” Et je suis partie. »
Azadeh a été condamnée à deux ans de prison, peine en sursis pendant cinq ans. Contrairement à de nombreux autres prisonniers arrêtés depuis le début du soulèvement, elle n’est pas concernée par le plan d’amnistie. « Même si je pouvais, je ne demanderais jamais l’amnistie à ceux qui tuent les enfants », explique-t-elle. Pour Azadeh, comme les autres Iraniennes interrogées par Le Monde, depuis les manifestations après la mort de Mahsa Amini, « il est devenu plus difficile de contrôler les Iraniens et de leur infliger des injustices ».
Dans les villes iraniennes, même les plus conservatrices, les femmes sans voile dans les lieux publics sont la nouvelle réalité, peut-être éphémère. « Dans ma ville, je vois tous les jours des filles sans foulard, même chez les vendeuses, qui sont encore plus dans le collimateur des autorités », explique Samira, une étudiante de 22 ans dans la ville traditionnelle de Yazd, située dans le centre du pays. Dans sa ville comme dans d’autres, les murs sont couverts d’inscriptions en soutien au soulèvement, dont le slogan « Femme, vie, liberté ». « Il y en a tellement que les autorités ne réussissent pas à toutes les effacer », témoigne-t-elle. Elle juge aussi qu’autour d’elle « les gens sont plus courageux qu’avant. C’est pour ça que, à mon avis, nous ne retournerons plus jamais en arrière », soutient-elle.
Sara, étudiante elle aussi, se rend à ses cours dans l’une des universités de Téhéran sans voile, mais avec un petit chapeau. Les employés de son établissement commencent à tenter de faire reculer les étudiants qui ont obtenu quelques libertés depuis septembre 2022, dont les cantines mixtes. « Ces derniers jours, ils embêtent les filles sans voile et celles qui fument. Ils essaient aussi de séparer garçons et filles dans les cantines. Mais personne ne les écoute », constate Sara. Certains de ses camarades ont été condamnés à des peines de prison. Beaucoup sont interdits d’entrée à l’université pendant deux semestres. « En apparence, nous paraissons vaincus et déprimés, mais ce n’est pas vrai, glisse Sara. Nous avons juste besoin de temps pour reprendre notre souffle. »
« Le calme avant la tempête »
Ce constat est partagé par un sociologue iranien vivant à Téhéran, préférant lui aussi l’anonymat. « La contestation en Iran aujourd’hui n’est ni en échec ni finie. Les contestataires sont dans une phase de reconstruction et de rétrospection, explique ce chercheur. Ils se demandent : “Où est-ce que nous avons commis des erreurs, par exemple dans les interrogatoires ? Comment le régime a-t-il réussi à identifier les gens actifs et à les arrêter ? Comment devons-nous faire pour mieux nous organiser ?” Ces interrogations s’invitent dans tous les cercles, même dans les familles. Ce mouvement a réussi à faire de la résistance une affaire collective. Et jusqu’à une nouvelle explosion de contestation, dont personne ne doute qu’elle est imminente, les Iraniens vont poursuivre leur vie quotidienne. Après tout, la vie est l’un des piliers de ce soulèvement. »
Le très mauvais état de l’économie iranienne est devenu ces dernières semaines un facteur important de la colère de la population. La monnaie iranienne, le rial, ne cesse de chuter de manière vertigineuse. Dimanche, l’euro s’achetait 600 000 rials sur le marché noir contre 480 000 une semaine plus tôt, soit une baisse de 25 %. Les Iraniens interrogés pour cet article ont fait part de l’ambiance de panique et d’angoisse permanente liée à l’inflation, autour de 60 %.
« Avant, j’achetais 100 kilos de riz contre 5 kilos aujourd’hui, explique Pegah, une graphiste vivant à Téhéran qui a passé un mois en prison pour avoir manifesté. Jour après jour, nous devenons encore plus pauvres. Je me demande si un grand nombre de personnes ne vont pas mourir de faim dans quelques semaines. »
Pour cette Iranienne de 35 ans, « l’Iran traverse en ce moment le calme avant la tempête ». « Les gens sont très en colère, insiste Pegah. Bientôt, le mouvement va reprendre de plus belle. Cette fois-ci, d’autres, révoltés par l’état de l’économie, vont se joindre à nous. J’ai l’espoir que, dans un ou deux ans, beaucoup de choses vont changer radicalement, comme l’indique le slogan déjà entendu dans les manifestations : “Pauvreté, corruption, la vie chère, tous pour un renversement [du régime]”. »