Le plus naïf des observateurs demeure médusé face à la propagande du régime Assad qui a su profiter de toute l’efficacité des réseaux d’influence qui enveloppent la planète des mailles de leurs flux d’informations. Il y a, malheureusement, les réseaux missionnaires des différentes Églises dont souvent, la bonne foi, a été abusée à cause de l’absence d’un professionnalisme rigoureux. Il y a, aussi, les réseaux professionnels de la désinformation, stratégie de tous les services de renseignements. Il y a surtout les réseaux de l’extrême droite xénophobe et raciste, ainsi que de l’extrême gauche et de l’altermondialisme, qui ont compris tout l’intérêt, en faveur de leur cause, de la situation syrienne. Si la conjonction de ces intérêts divergents paraissait, il y a encore deux ans, ambiguë, les choses sont devenues d’une clarté aveuglante aujourd’hui.
La propagande donne l’impression que toute la situation syrienne se résume à une lutte de survie de quelques minorités religieuses chrétiennes qui ont peur pour leur vie et leur foi. Curieusement, on parle très peu des nosayris-alaouites en tant que groupe religieux. Il est probable que ce dernier, qui tient tout le pouvoir en main, n’a nul besoin de se défendre en tant que minorité religieuse. Il laisse faire les chrétiens qu’il utilise comme slogan et comme bouclier. Les hiérarchies chrétiennes collaborent complaisamment à cette opération de désinformation qui cache la véritable nature du conflit, à savoir la lutte des classes, au sens que Karl Marx donne à cette notion. Néanmoins, il y a lieu de nuancer cette notion appliquée à la Syrie. Tout se passe, en effet, comme s’il existait deux classes antinomiques : les « seigneurs dominants » et les « parias dominés ».
Le deuxième groupe est assez homogène, il s’agit du peuple des campagnes et des villes, aux conditions socio-économiques très précaires. Il se fait que ce peuple est à grande majorité de confession musulmane sunnite. Sa révolte, dès 2011, résultait d’une conscience de classe. Mais la stratégie du pouvoir a infléchi cette conscience de classe vers le registre de l’identitaire.
Le premier groupe, ou la caste des seigneurs, est extrêmement diversifié. On y retrouve quatre composantes :
– Des chrétiens de diverses obédiences ecclésiastiques. Les hiérarchies de ces Églises sont les meilleurs porte-voix de la dictature, et ce au nom de ce qu’ils appellent la liberté de foi et d’exercice de culte. Mais une majorité de ce groupe appartient, en général, à une classe sociale privilégiée, de petite, moyenne et de haute
bourgeoisie.
– Des musulmans sunnites, de la vieille caste patricienne des villes ou de la nouvelle bourgeoisie marchande choyée par le
régime.
– La majorité de la commuanuté nosayri-alaouite qui fait corps avec le régime.
– Des membres d’autres groupes minoritaires mais démographiquement peu
significatifs.
En dépit des diversités d’origine, tout se passe comme si ces composantes de la caste dominante ont fini par communier à la même conscience de classe : celle des seigneurs, un peu à l’image de ce qu’était la situation socioculturelle au temps de l’Empire ottoman et de ses « millets », instruments des puissances étrangères. Cependant, malgré le cloisonnement traditionnel de la société syrienne par la « conscience du millet », une nouvelle « conscience de classe » aurait donc émergé. Ce groupe-classe s’abrite derrière un titre : « Protection des chrétiens et des minorités. » Les magistères ecclésiastiques se compromettent, de manière choquante parfois, avec une dictature sanguinaire au nom même de Jésus-Christ. Les réseaux de l’extrême droite européenne ont compris l’aubaine qu’il y a à exploiter ce filon. On ne peut plus rester silencieux devant cette montée des périls qui rappelle celle des mouvements fascistes et racistes des années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale.
Cette nouvelle lutte des classes n’a rien à voir avec un humanisme universaliste qui prône l’unité du genre humain, les idéaux de liberté et de fraternité ; qui lutte contre les inégalités économiques et témoigne pour la laïcité de l’État et des institutions. Au contraire, il s’agit plutôt d’une forme d’oligarchie identitaire qui accepte les inégalités socio-économiques, voire les provoque. Elle fonde sa pensée sur la discrimination et la ségrégation ; ce qui traduit un esprit de corps ou assabiya. Cette dernière a besoin de définir l’appartenance à sa propre matrice par des critères d’identité raciale, ethnique ou religieuse. C’est en cela que ce « corps », comme Léviathan, se dit rassembleur et protecteur, tout en étant inégalitaire et non humaniste. La solidarité du groupe est assurée par le partage de la haine d’un bouc émissaire, la classe des parias dont la répression la plus cruelle est une condition de la survie de cette caste privilégiée. L’islamophobie actuelle, en tant qu’antisunnisme, appartient au registre raciste de l’antisémitisme du XXe siècle. Elle révèle la dangereuse glissade à l’extrême droite de l’échiquier politique. Ce nouvel antisémitisme exprime une pensée d’extrême droite, mondialisée, communautaire. Sa dimension globale le distingue de l’antisémitisme racial de l’État-nation qu’était le IIIe Reich.
Il y a des chrétiens persécutés dans le monde entier. Mais, au Levant, on se demande si les magistères ecclésiastiques de l’Orient souhaitent réellement défendre et protéger le groupe chrétien dans sa foi et ses libertés politiques ou, plus prosaïquement, ils cherchent à perpétuer les privilèges de caste seigneuriale que le régime de Damas leur garantit et dont il les comble.
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L’Orient Le Jour