L’institution, basée en Egypte, se prononce contre la réforme en Tunisie de l’égalité hommes-femmes en matière de mariage et d’héritage. Une position qui suscite des interrogations sur la crédibilité de l’autorité religieuse.
«Mais de quoi ils se mêlent», lâche Maïza Mehrezia Labidi, ancienne vice-présidente de l’Assemblée constituante en Tunisie. Révoltée par l’intrusion d’Al-Azhar dans les débats de société dans le pays, cette fille d’un imam note que discuter de l’héritage n’est plus une ligne rouge. «La Tunisie est différente aujourd’hui. On a inscrit la liberté dans notre Constitution. Ce langage agressif « qui est un bon musulman, et qui ne l’est pas », nous, on l’a dépassé, on est dans la discussion. J’ai vécu en France et j’ai appris à oser toutes les réflexions», poursuit celle qui s’est beaucoup investie dans la vie associative pendant ses études à la Sorbonne, notamment pour dissuader les femmes musulmanes de porter le niqab.
En rappelant que, d’après le Coran, la femme n’a droit qu’à la moitié de ce qu’hérite l’homme, et qu’il est strictement interdit pour une musulmane de prendre un époux en dehors de sa communauté religieuse, Al-Azhar est pourtant dans son rôle. Reconnue dans la Constitution égyptienne, la mission de cette institution consiste à donner son avis, en se basant sur la charia, sur les questions en débat dans les parlements des pays où l’islam est religion d’Etat. Le monde musulman est dépourvu d’une seule et unique référence, d’où la prétention du grand imam d’Al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, de s’imposer comme l’équivalent du pape pour les catholiques et porter un discours de renouveau de l’islam. Une aspiration qui paraît ambitieuse : les décisions conservatrices d’Al-Azhar, comme celle concernant le débat en Tunisie, fragilisent l’institution.
«Al-Alzhar, ce n’est qu’en Occident qu’on en parle»
La Tunisie fait partie des pays arabes qui ne se réfèrent plus, depuis maintenant plusieurs années, à Al-Azhar. Les Tunisiens musulmans se fient à l’université Zitouna, qui dans la réforme de la pensée, est plus ancienne encore qu’Al-Azhar. «A la Zitouna, il y a de grands érudits qui savent critiquer et débattre», assure Maïza Meherzia Labidi. Le président tunisien, Beji Caïd Essebsi, ne semble pas non plus préoccupé par la réaction de l’autorité sunnite égyptienne et a désigné une commission de réflexion, présidée par l’avocate Bochra Belhaj Hmida, pour mener ce débat. La commission a déjà prouvé son efficacité : le gouvernement vient d’abolir vendredi la circulaire de 1973 qui interdisait aux Tunisiennes de confession musulmane de se marier dans leur pays avec des non-musulmans. La question de l’héritage, elle, reste non tranchée.
En Egypte aussi, Al-Azhar fait polémique. Depuis les attentats perpétrés contre les coptes en avril, le président Al-Sissi reproche régulièrement au grand imam de contribuer à la violence interreligieuse, et ne cesse de demander à Ahmed el-Tayeb de renouveler son discours et de promouvoir un islam d’ouverture. Les médias n’hésitent pas, eux non plus, à accuser la vénérable institution, vieille de mille ans, de ne pas assez contrer le jihadisme par un discours religieux modéré. Interviewé lors d’une émission politique locale, Ibrahim Eissa, célèbre chroniqueur égyptien, est même allé jusqu’à dénoncer le programme enseigné à Al-Azhar. «Ce sont des textes qui prônent l’extrémisme, qui incitent à la persécution des non-musulmans», déclare Eissa. Un avis que partage Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux : «Si vous voulez faire un petit tour au Moyen-Age, allez-vous balader à Al-Azhar. Ce n’est plus la plus haute autorité sunnite du monde arabe, l’institution n’a plus de prestige. Al-Azhar ce n’est qu’en Occident qu’on en parle», poursuit l’imam.
Une incompréhension qui s’étend à l’échelle internationale
Les dernières déclarations publiques d’Ahmed el-Tayeb et l’organisation d’une conférence mondiale pour la paix, fin avril, avaient ravi les principaux leaders religieux, chrétiens et musulmans. Mais chaque effort du grand imam est arrêté net par la majorité des théologiens plus traditionnels de l’institution sunnite. «Le grand imam a un réel désir d’être à la pointe de la réflexion. Mais ce n’est pas aussi simple, l’islam ne parle pas d’une seule voix», explique Vincent Feroldi, à la tête du Service national des relations avec les musulmans (SNRM) de l’Eglise catholique française. «Au sein de l’université d’Al-Azhar, il y a plusieurs courants. Le grand imam a beau se situer davantage dans celui qui prône un islam d’ouverture, il n’en est pas moins attentif, par moments, comme le montre l’exemple de la Tunisie, au courant islamiste.»
Pour ce prêtre, l’institution islamique enseigne une pensée médiévale qui veut reproduire les moments anthropologiques des Arabes de l’époque du Coran. «Ces enseignements sont en anachronisme total avec la société d’aujourd’hui. Ce qui s’est passé en Tunisie l’illustre bien : la force économique n’est plus uniquement liée à la force musculaire comme à l’époque du Coran. La femme a évolué, elle travaille. Ce débat sur l’héritage n’a pas lieu d’être.» La question serait de savoir si le grand imam ira jusqu’à interdire les courants extrémistes qui prolifèrent à l’intérieur d’Al-Azhar pour se réaffirmer en tant que leader légitime du monde musulman. Une décision difficile à prendre lorsque l’on sait qu’Al-Azhar est, d’une part, engagée envers le pouvoir politique, et, d’autre part, influencée par le discours salafiste qui s’affirme en son sein.
Une institution politisée
Dans un pays comme l’Egypte, les pouvoirs sont imbriqués. Al-Azhar se doit de tenir compte du président pour sa dimension politique, alors que Abdel Fatah al-Sissi est obligé de reconnaître la dimension religieuse du grand imam. Une interdépendance qui ne convient ni au pouvoir ni à l’institution religieuse. Le président égyptien souhaite mettre un terme au mandat d’Ahmed el-Tayeb, nommé par Moubarak, qui refuse de modifier les enseignements d’Al-Azhar, jugés trop décalés avec la société. Les théologiens de l’institution sunnite qui le souhaitent ne parviennent pas à bénéficier d’une autonomie favorable à une interprétation plus libre de l’islam. «Quelques savants peuvent être proches de la ligne du gouvernement, qui prône un islam plus modéré, mais resteront convaincus entre eux et n’oseront pas en débattre de peur d’être excommuniés. Certains écrivent leurs convictions avant de mourir», souligne Tareq Oubrou. Qui plus est, dépendre du régime politique coûte cher à l’autorité sunnite. En juillet, Al-Azhar a osé statuer, sous la pression du régime, que le voile n’était pas une obligation mais une tradition culturelle. Une position pour le moins étonnante qui a fragilisé l’institution et lui a valu de nombreuses critiques en Egypte où 90% des femmes portent le hijab.
La clé pour le renouvellement du discours religieux serait d’agir en premier sur le champ politique. «On n’est pas dans une laïcité où le religieux fait ce qu’il veut. A partir de là, aucune effervescence intellectuelle ne peut naître. Tant que les étudiants d’Al-Azhar ne penseront pas en dehors des sentiers battus, ils ne feront que reproduire une pensée institutionnelle, et perdre leur liberté», poursuit le recteur de la mosquée de Bordeaux.
Si la mainmise du régime politique sur la haute autorité sunnite empêche l’émancipation spirituelle de l’institution, pour le frère Jean Druel, directeur de l’Institut dominicain d’études orientales (Ideo) au Caire, le cœur du problème se situe parmi les oulémas (savants) d’Al-Azhar, de plus en plus sous l’emprise du courant salafiste. «Les oulémas ne réalisent même pas qu’ils font comme les salafistes, c’est-à-dire s’interdire tout changement de l’islam, suivant la logique que seul ce qui est ancien est vrai», poursuit le prêtre de 46 ans. D’où la position d’Ahmed el-Tayeb envers Daech. Au lieu de les désigner comme une organisation terroriste, il se contente d’affirmer que les pratiques de ces combattants jihadistes sont déviantes.