Comme par enchantement ou par prestidigitation, le père Noël dote le Liban d’un Premier ministre. L’événement est loin d’atténuer la crise politique qui a déjà dépassé par sa complexité le registre de la crise de régime, pour devenir une crise de système. La personne du Pr Hassan Diab n’est pas en cause ici, encore moins ses compétences professionnelles et ses qualifications académiques, mais le mécanisme de son accès au pouvoir.
Certains ont cru bon d’insister sur l’ego surdimensionné, selon eux, du Premier ministre désigné. Mais quel est l’homme politique qui ne passe pas son temps à jouer à la grenouille bovine ? Quel est l’homme politique qui ne présente pas un profil paranoïde ? Quel est l’homme politique qui n’aime pas à la folie sa propre image et, surtout, qui n’est pas convaincu d’être l’élu des dieux en tant que personnage providentiel apte à sauver son pays de toute descente aux enfers ? Le trait paranoïde est commun à tous ceux qui, au lieu de se contenter d’être de grands commis de l’État, sont uniquement obsédés par l’image de l’homme providentiel que le pouvoir est supposé leur conférer. La « volonté de puissance » de tels personnages ne cesse de nous intriguer. Tout au long de l’histoire, ils se sont invariablement distingués par une hypertrophie incommensurable de l’ego et l’incessante répétitivité d’un nombre réduit d’idées fixes que seule leur fourberie manœuvrière permet de déguiser en autant de figures mensongères. Il suffit de jeter un regard superficiel sur la classe politique libanaise actuelle pour vérifier un tel postulat.
Comment dès lors interpréter la désignation de Hassane Diab comme citoyen de confession sunnite au poste de Premier ministre ? Les tirs de joie qui ont suivi sa nomination dans les fiefs chiites du Hezbollah indiqueraient à première vue que l’événement constitue aux yeux de certains une victoire humiliante pour les sunnites. Or c’est le piège à éviter car, fourberie oblige, tel est le but de la manœuvre : casser les rangs des insurgés en les enfermant dans leurs enclos confessionnels respectifs. Certes, on peut comprendre la réaction émotive de la rue sunnite qui, depuis l’assassinat de Rafic Hariri en 2005 et l’insurrection syrienne de 2011, joue le rôle de bouc émissaire de toutes les haines historiques de l’Orient musulman ainsi que celles du racisme perse à l’égard du monde arabe. Cela fait des décennies que le sulfureux joker confessionnel permet aux ennemis du Liban de continuer à dominer le pays en entretenant le brasier des clivages sectaires. La révolte du 17 octobre dernier a clairement prouvé que le peuple libanais a grandi et qu’il n’est plus dupe de la bassesse de telles manœuvres. Dès lors, Hassane Diab, comme sunnite inféodé au Hezbollah et au régime syrien, est-il une provocation susceptible de « confessionnaliser » la communauté sunnite et la retrancher du mouvement citoyen du 17 octobre ? L’esprit tacticien qui a conçu cela connaît mal la mentalité sunnite qui se distingue traditionnellement par son urbanité et son sens de l’État. La ville de Tripoli, fleuron de la révolution d’octobre, l’a suffisamment démontré.
Le pouvoir clame que les demandes de la révolution ont été entendues et que Hassane Diab est là pour les satisfaire. Ce sont de belles paroles. S’il parvient à former un gouvernement, Hassane Diab est obligé, bon gré mal gré, de prendre des mesures drastiques, douloureuses et impopulaires, à l’image du gouvernement de Tsipras en Grèce. En Grèce, ce n’est pas la classe des corrompus qui a entrepris les réformes mais la courageuse équipe de Tsipras. Le mécanisme qui a nommé Hassane Diab est celui de la caste traditionnelle libanaise corrompue, rejetée, délégitimée, conspuée, insultée, par le peuple depuis le 17 octobre. Peut-on demander à une association de malfaiteurs de se réformer ? Quel est ce marché de dupes ?
La contre-révolution de cette caste politique croit pouvoir récupérer à son profit les slogans des manifestants. Elle leur offre en guise d’étrennes Hassane Diab, tel le baiser par lequel Judas l’Iscariote livra Jésus de Nazareth à ses bourreaux. Qu’on se rassure, Hassane Diab appartient au passé et non à l’avenir. Il peut tout au plus diriger l’ultime équipe gouvernementale du Liban ancien, devenu non viable. Mais son gouvernement ne sera pas celui de l’an premier du Liban nouveau. Les mesures impopulaires qu’il devra prendre vont lui coûter très cher. La Troisième République est devant nous, elle lui succédera. Ce sont les jeunes du 17 octobre qui la construiront à leur image. À l’aube du centenaire du Grand Liban, nous pouvons tout au plus souhaiter au gouvernement de Hassane Diab d’être le bon fossoyeur du Liban de 1943 et de Taëf.