Le célèbre professeur à l’université Stanford publie Libéralisme, vents contraires, vibrant plaidoyer pour les démocraties libérales. Exclusif.
Trente ans après, son nom reste indissociable d’une thèse aussi célèbre que mal lue. A l’été 1989, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama publie dans la revue The National Interest un article intitulé « La fin de l’histoire ? ». Alors conseiller dans l’administration Reagan, l’universitaire y annonce le triomphe mondial du libéralisme politique et économique. Suivra en 1992 un livre au succès fulgurant, La Fin de l’histoire et le dernier homme, l’un des essais les plus marquants de la deuxième partie du XXe siècle. Fin de l’histoire ? L’expression, inspirée par la pensée de Hegel et par le philosophe français Alexandre Kojève, a fait florès, quitte à devenir un cliché vidé de son sens. Dans l’euphorie de l’effondrement du bloc soviétique, Fukuyama ne prédit nullement la fin des guerres ou la disparition du tragique dans l’histoire, mais l’avènement de la démocratie libérale sur le plan des idées. Selon lui, ce mode de gouvernement, depuis deux siècles, a tant démontré sa supériorité par rapport aux idéologies rivales (communisme, fascisme, monarchie héréditaire…) qu’il ne peut que s’universaliser sur le long terme, « comme forme finale de tout gouvernement humain ». Ancien professeur de Fukuyama à Harvard, Samuel Huntington lui répond directement en 1993 avec sa non moins célèbre thèse du « choc des civilisations », qui annonce l’affrontement entre de grands blocs culturels et religieux. Si le 11 septembre 2001 a semblé donner raison à Huntington, la résistance acharnée des Ukrainiens face à la Russie comme le refus de Taïwan de se soumettre à la Chine continentale sont bien plus à mettre au crédit de Fukuyama.
Désormais professeur de sciences politiques à la prestigieuse université Stanford (Californie), Francis Fukuyama reste l’un des intellectuels les plus influents au monde. Longtemps proche des néoconservateurs américains, le philosophe s’en est distancié au moment de la seconde guerre en Irak, adoptant des positions plus centristes. Salué par la critique anglo-saxonne, son nouveau livre, Libéralisme, vents contraires (Éditions Saint-Simon) est un vibrant plaidoyer pour le libéralisme classique, fondé sur la tolérance et la modération, le seul selon lui capable de gérer pacifiquement des sociétés de plus en plus diversifiées. Fukuyama y analyse finement les menaces au sein même de nos démocraties, provenant des deux extrêmes politiques. Il y critique le populisme de droite ou les excès du néolibéralisme, comme la dérive identitaire d’une gauche « woke ». L’essai offre aussi une brillante analyse de l’actuelle défiance vis-à-vis de la science et de la rationalité, qui doit beaucoup, selon son auteur, à deux penseurs français qu’il a croisés dans sa jeunesse, Michel Foucault et Jacques Derrida.
Ces derniers mois, l’oracle Fukuyama a également livré des prédictions tranchées sur la guerre en Ukraine. Dès mars 2022, il a annoncé que la Russie se dirigeait vers une défaite militaire qui aurait des implications immenses pour l’évolution démocratique dans le monde. Les détracteurs de sa thèse lui ont souvent opposé la résurgence de la Russie et l’ascension de la Chine comme puissances autoritaires défiant ouvertement l’ordre libéral. Mais pour le chercheur, ces deux régimes soi-disant « forts » démontrent au contraire toutes les faiblesses d’un pouvoir qui se concentre entre les mains de dirigeants n’écoutant plus qu’eux-mêmes, Vladimir Poutine et Xi Jinping.
Estimant illusoire toute négociation avec Poutine, il assure que ni la Russie ni la Chine n’offrent une alternative idéologique cohérente face au libéralisme. L’universitaire apporte également son soutien à la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, et explique pourquoi le wokisme comme le trumpisme ont entamé leur déclin. Entretien exclusif.
« Le libéralisme est obsolète », affirmait Vladimir Poutine. Après un an de guerre en Ukraine, c’est le régime autoritaire russe qui semble le plus menacé d’obsolescence. Avons-nous surestimé les faiblesses des démocraties libérales ?
Francis Fukuyama. Cette dernière année nous a apporté des motifs d’espoir. Personne ne s’attendait à ce que l’Otan soit unie à ce point et soutienne aussi fortement l’Ukraine. Peu de gens pensaient que l’Ukraine elle-même défendrait aussi ardemment sa liberté et sa souveraineté.
Il faut juger la compétition entre les démocraties libérales et les régimes autoritaires sur le long terme. Ces dernières années, la Russie et la Chine ont mis en avant la mort du libéralisme, le déclin de l’Occident et ont affirmé que leur type de gouvernement autoritaire se montrait bien plus efficace. Mais, au même moment, ces deux pays ont commis des bourdes impensables en démocratie. La Russie a envahi l’Ukraine sur décision d’une seule personne, Vladimir Poutine, très isolé durant la pandémie du Covid-19 et qui refusait tout conseil ou toute remontée d’information contraires à ses propres idées. Poutine a ainsi commis la plus grande erreur stratégique de sa génération. La Chine, elle, a instauré la politique du « zéro Covid », là aussi une décision d’une seule personne, Xi Jinping, qui a lié son propre prestige au contrôle de l’épidémie par la Chine. Cela a débouché sur de sérieux revers économiques.
Ces systèmes autoritaires ont ainsi montré l’ampleur des failles dans leur système de prise de décision, du fait de la concentration croissante du pouvoir entre les mains d’un seul dirigeant au sommet, tout comme de l’absence de tout débat public.
Il y a un an, vous prédisiez que la Russie pouvait perdre en Ukraine. Êtes-vous toujours aussi confiant ?
Les Ukrainiens s’en sont très bien sortis au vu de l’écart en effectifs et ressources entre les deux pays. Ils ont regagné de nombreux territoires. Aujourd’hui, le conflit semble être dans une impasse, avec des combats très meurtriers pour des gains territoriaux limités, comme à Bakhmout. Mais, à mon avis, cela ne durera pas longtemps. L’armée russe est très affaiblie et a perdu plus de la moitié de ses chars. Selon le secrétaire d’État à la Défense britannique, elle aurait déployé 97 % de ses forces en Ukraine. Ils n’ont donc plus aucune réserve. Il est ainsi possible que l’Ukraine sorte de cette impasse et regagne d’ici à cet été d’autres territoires, notamment dans le sud.
L’intellectuel mise sur une remise en cause intérieure de la légitimité de Poutine.
En Allemagne et en France, des intellectuels, comme Jürgen Habermas ou Edgar Morin, appellent à négocier avec Poutine, afin d’éviter une escalade vers une troisième guerre mondiale…
Le danger d’une escalade est très surestimé. Qu’aurait à gagner Poutine en utilisant l’arme nucléaire sur un territoire qui, selon sa propagande, fait partie intégrante de la Russie ? Cela provoquerait en outre une riposte conventionnelle forte de la part de l’Otan. Par ailleurs, il faut bien avoir conscience qu’un accord de paix aujourd’hui ne représenterait qu’un cessez-le-feu temporaire, permettant à la Russie de se réarmer pour mieux relancer la guerre. Soit une simple trêve au bénéfice de Poutine. C’est pourquoi, comme l’immense majorité des Ukrainiens, je suis opposé à cette idée de négociations.
Vous avez aussi annoncé que Poutine ne survivrait pas à une défaite militaire en Ukraine…
Il n’y aura pas de révolution populaire contre Poutine. Il a réussi à convaincre un nombre conséquent de Russes qu’il s’agirait là d’une guerre défensive et patriotique. Le pouvoir russe repose sur un puissant système oppressif qui parvient à emprisonner ou diviser les opposants. Les menaces contre Poutine ne pourront donc venir que de l’intérieur même du régime. Si les Ukrainiens continuent à libérer des territoires et menacer les positions russes en Crimée, ce serait une humiliation pour lui. Les sanctions économiques ont eu moins d’effets qu’on ne l’espérait, mais il n’en demeure pas moins que les entreprises russes ont perdu des accès importants aux technologies et produits occidentaux, et que cela ne va aller qu’en s’aggravant. Poutine est populaire en Russie parce qu’il est perçu comme étant efficace. Si les échecs militaires et économiques s’accumulent, sa légitimité sera de plus en plus remise en cause.
« Le libéralisme, au départ, est la croyance dans une égale dignité des êtres humains. »
De nombreux experts ont annoncé que, dans la décennie à venir, la Chine deviendra la première économie mondiale, devant les États-Unis. Mais, selon vous, ce pays plafonne déjà…
Le modèle économique chinois ne fonctionne plus. Depuis la crise de 2008 et celle du Covid-19, le régime a cherché à gonfler la croissance via l’immobilier et de grands travaux. Résultat : d’énormes complexes immobiliers sont dynamités du fait d’une demande insuffisante pour des appartements. Tous les gouvernements provinciaux sont en banqueroute. La situation est comparable à celle du Japon au début des années 1990. Alors que ce pays semblait pouvoir surpasser les États-Unis, lui aussi a voulu soutenir la croissance par des investissements immobiliers et infrastructurels, en sachant que sa population était vieillissante. Cela a débouché sur une longue stagnation. Dans les années à venir, la croissance chinoise se limitera à 1, 2 ou 3 %, loin des 7 ou 10 % de ces dernières décennies. Le PIB de la Chine pourrait, en valeur absolue, ne jamais dépasser celui des États-Unis, qui s’en sortent bien économiquement.
Xi Jinping attaquera-t-il Taïwan pour faire oublier ses difficultés internes ?
Il n’attaquera pas Taïwan pour faire simplement diversion. C’est un risque bien trop important. En revanche, reprendre Taïwan est depuis longtemps un objectif du régime chinois. L’Armée populaire de libération s’est modernisée dans ce but. La décision dépendra vraiment des calculs de Xi Jinping : à quel point estimera-t-il pouvoir se sortir impunément d’une telle aventure militaire, et quels seront à ses yeux les réponses des états-Unis, de l’Occident et du Japon ?
Une guerre au sujet de Taïwan serait une catastrophe absolue, car la Chine est bien plus importante pour l’économie mondiale que la Russie. Il faut ainsi empêcher à tout prix ce conflit. Mais pour cela, nous devons dissuader le régime chinois et lui faire comprendre que, s’il se lance dans une invasion de l’île, il devra faire face à une résistance forte. Avec l’Ukraine, nous avons un exemple prégnant de ce qui arrive quand vous ne dissuadez pas une puissance autoritaire avec des visées expansionnistes. Poutine s’est emparé de la Crimée et du Donbass en 2014, et l’Occident n’a quasiment rien fait, ne lui imposant aucune sanction significative, continuant à acheter des hydrocarbures russes et refusant d’armer l’Ukraine. Poutine s’est ainsi dit que l’Occident ne répondrait jamais à une invasion de l’ensemble de l’Ukraine. Ne répétons pas cette erreur en ce qui concerne Taïwan.
Une guerre au sujet de Taïwan serait une « catastrophe absolue », estime le penseur.
Dans La Fin de l’histoire, vous prophétisiez la victoire du libéralisme non dans les faits, mais en tant qu’idée. Selon vous, « aucune idéologie ayant des prétentions à l’universalité n’est en mesure de défier la démocratie libérale ». La Chine et la Russie ne représentent-elles pas aujourd’hui des modèles alternatifs ?
Ni la Chine ni la Russie n’incarnent une idéologie cohérente. La Chine était guidée par le marxisme-léninisme, mais elle a depuis longtemps abandonné la partie économique de cette idéologie. Aujourd’hui, le régime chinois repose sur un capitalisme étatique avec certains aspects de libre-marché, mais sous un contrôle politique très fort. Personne ne croit plus vraiment dans l’orthodoxie marxiste-léniniste. La Russie, quant à elle, s’est cherché une idéologie depuis vingt ans. Poutine a mélangé nationalisme russe, religion orthodoxe, nostalgie soviétique et, plus récemment, opposition au wokisme, aux droits des transgenres ou au mariage gay. Il y a dix ans, Poutine se fichait de ces sujets. Mais il a compris que c’était un argument de vente, notamment aux yeux des conservateurs en Occident. Mais vous n’allez pas créer une puissance mondiale basée simplement sur l’opposition aux droits des personnes trans. Quelle idée épouvantable ! Il n’y a ainsi rien de cohérent idéologiquement dans les régimes chinois ou russe, si ce n’est leur opposition aux démocraties libérales occidentales.
Votre livre est un plaidoyer pour le libéralisme classique. Les malentendus sont nombreux autour de ce terme…
Je sais que le terme « libéralisme » a mauvaise presse en France. Mais le libéralisme, au départ, est la croyance dans une égale et universelle dignité des êtres humains. C’est l’idée derrière la déclaration des droits de l’homme sous la Révolution française. Toutes les personnes ont les mêmes droits, et ces droits individuels doivent être garantis par un ensemble de lois ou de règles constitutionnelles empêchant l’État de pouvoir les violer. En ce sens, la France a toujours été un pays libéral. Elle a simplement un État plus gros que d’autres démocraties libérales.
Aux États-Unis, le terme « libéral » désigne quelqu’un du centre-gauche. En Europe, il s’applique au centre-droit, à l’image du Parti libéral-démocrate (FDP) allemand, qui est pro-marché. Mais ces définitions centrées sur l’économie n’abordent par le cœur du libéralisme. Une société libérale requiert un État démocratique et des politiques sociales pour les gens ordinaires, sans quoi vous n’arriverez pas à maintenir la légitimité du système. Le respect des droits individuels doit s’accompagner d’une redistribution afin de limiter les inégalités de revenus.
« Il y a dix ans, Poutine se fichait du wokisme ou des droits des transgenres. »
Vous critiquez les excès du néolibéralisme. Le libéralisme économique ne nous a-t-il pas apporté une croissance inédite dans l’Histoire ? Depuis 1800, le revenu par tête dans le monde libéral a augmenté de 3 000 %…
La liberté économique et la propriété privée sont de très bonnes idées. Elles ont permis cette croissance extraordinaire depuis deux siècles. Même la Chine, qui n’a rien d’une démocratie libérale, a adopté le libéralisme économique depuis Deng Xiaoping, qui a créé un secteur privé. Cela a débouché sur le miracle chinois.
Le problème, c’est que le néolibéralisme a poussé ces principes trop loin. Ce terme est devenu un synonyme péjoratif de « capitalisme ». Mais il devrait être employé pour décrire un mouvement rattaché à des économistes comme Milton Friedman ou Gary Becker, opposés à l’intervention étatique dans la sphère privée. Le néolibéralisme a fait des marchés une nouvelle religion. Mais les marchés livrés à eux-mêmes produisent des inégalités importantes et de l’instabilité. La dérégulation du système financier international dans les années 1990 a conduit à la crise des subprimes en 2007 et à celle de la zone euro en 2010. Cela a eu des effets dévastateurs pour de nombreuses personnes. Les États-Unis, et à un degré moindre le Royaume-Uni, figurent parmi les pays les plus inégalitaires du monde. Ils ont eu des dirigeants, Ronald Reagan et Margaret Thatcher, qui ont promu ce néolibéralisme. Cela a alimenté le populisme à gauche comme à droite.
Vous n’épargnez pas non plus la gauche culturelle, dite « woke ». En quoi cette mouvance obsédée par les identités serait-elle contraire au libéralisme ?
Le libéralisme est fondé sur l’égale dignité entre humains en tant qu’individus. Mais ces mouvements identitaires mettent en avant des membres de sous-groupes particuliers, en fonction de leur ethnicité, leur genre ou leur orientation sexuelle. Selon eux, l’État devrait nous considérer non en tant qu’individus, mais comme membres d’un de ces groupes, ce qui donnerait accès à des droits particuliers.
L’autre problème, c’est l’intolérance. Beaucoup de personnes à gauche ont abandonné le principe de tolérance, vertu première d’un système libéral. Nous devons accepter que d’autres personnes soient en désaccord avec nous, tant qu’ils respectent les principes de base permettant de vivre pacifiquement. C’est une dérive majeure de la culture « woke » : si vous n’êtes pas « woke », vous n’avez même plus le droit à la parole.
Selon Francis Fukuyama, le scepticisme actuel vis-à-vis de la science découle notamment des travaux de Michel Foucault.
Selon certains intellectuels comme Ruy Teixeira, le wokisme est déjà en déclin. Même à gauche, beaucoup ont par exemple réalisé à quel point il serait absurde de « définancer la police »…
Il y a un vrai retour de bâton contre l’idéologie woke. A San Francisco, Portland et New York, le taux de criminalité a augmenté. Cela a provoqué la colère des citoyens, qui l’ont fait savoir lors des élections. C’est pour cela qu’il est bon d’être dans une démocratie. Chaque jour, nous y faisons des erreurs. Mais le système se corrige lui-même.
En revanche, la droite pousse l’anti-wokisme bien trop loin. Aux EtatsUnis, des gouverneurs, comme Ron DeSantis en Floride, veulent interdire aux universités d’enseigner des contenus sur le genre ou la race. C’est tout aussi illibéral que la cancel culture de gauche. Nous avons sans doute passé le pic du wokisme. Mais nous avons aussi, je l’espère, dépassé le point culminant du populisme de droite. Donald Trump est en train d’échouer en tant que leader de cette mouvance. Il sera remplacé par d’autres figures qui auront des idées tout aussi mauvaises que lui. Mais Trump était spécialement dangereux du fait de sa personnalité unique. Or les Américains se lassent de plus en plus de lui.
Le libéralisme est intimement lié à la science moderne et à la rationalité. Or, selon vous, les démocraties modernes affrontent aujourd’hui une « crise cognitive profonde »…
Des penseurs français ont une grande responsabilité. J’ai rencontré Michel Foucault quand j’étais étudiant à Cornell, j’ai suivi des conférences de Jacques Derrida à Paris dans les années 1970. Le politiquement correct comme la critique de la science doivent beaucoup à ce courant postmoderniste, et notamment à Foucault. Il a expliqué que, par le passé, un roi pouvait simplement tuer ceux qu’il n’aimait pas. Dans le monde moderne, ce n’est plus possible. Le pouvoir utilise donc le langage de la science pour façonner la société par des moyens détournés, ce que Foucault nomme le « bio-pouvoir ». Foucault a illustré cela de manière brillante pour la folie, l’incarcération ou l’homosexualité. La science a effectivement été instrumentalisée afin de marginaliser certains groupes de personnes. Mais Foucault a universalisé cela, finissant par affirmer que toute la science ne serait qu’un exercice de pouvoir. Il a remis en cause l’idée de toute vérité objective que la méthode scientifique peut dévoiler.
Avec l’aide des réseaux sociaux, ce relativisme a en partie migré vers la droite. Durant la pandémie du Covid-19, on a constaté l’ampleur de l’opposition à toute autorité de santé publique dans nos démocraties occidentales. Aux États-Unis, de nombreux conservateurs sont persuadés de la nocivité des vaccins. Dans l’Idaho, deux élus républicains viennent de déposer un projet de loi visant à pénaliser toute administration d’une dose de vaccin à ARN. C’est insensé ! Mais cela repose sur une méfiance, de nature complotiste, par rapport à la communauté scientifique. Cette idée est née à gauche, chez des intellectuels comme Foucault, puis a été reprise dans les théories critiques présentant la science comme servant les intérêts d’une élite occidentale, blanche ou masculine. Désormais, elle dérive vers la droite, d’où proviennent les attaques les plus violentes contre la rationalité scientifique.
Emmanuel Macron a essayé de se positionner en tant que champion du libéralisme. Comment jugez-vous son action ?
Il a le mérite d’avoir tenté des réformes, notamment celle des retraites. Le système français n’est pas durable du fait des évolutions démographiques. Au vu de l’actuelle espérance de vie, l’idée qu’il faudrait prendre sa retraite au début de la soixantaine est complètement irréaliste. Je sais qu’en France, toute tentative pour réformer ce système provoque des réactions furieuses. Mais c’est nécessaire, et il faut mettre au crédit d’Emmanuel Macron d’essayer de pousser son pays vers la bonne direction. Sa politique étrangère vis-à-vis de la Russie et de l’Ukraine m’enthousiasme moins. Macron s’est trop longtemps accroché à cette idée qu’on pouvait incorporer la Russie dans un système de sécurité européen, alors qu’il était manifeste que le régime de Poutine ne partageait nullement les valeurs européennes. Macron soutient fermement l’Ukraine en lui fournissant des armes. Mais régulièrement, son instinct le pousse à vouloir négocier une paix illusoire avec Poutine. Il devrait cesser cela.
« Beaucoup de personnes à gauche ont abandonné le principe de tolérance. »
Vous êtes toujours opposé à votre ancien professeur, Samuel Huntington, qui passe pour un prophète avec son « choc des civilisations ». Or Huntington avait, en 1993, explicitement rejeté un conflit entre la Russie et l’Ukraine ou la Chine et Taïwan…
Huntington avait raison de souligner le rôle des facteurs culturels. Mais il pensait que le nationalisme serait remplacé par des ensembles civilisationnels plus larges, et que les pays au sein de ces blocs coopéreraient davantage du fait de leurs valeurs culturelles partagées. De toute évidence, les faits l’ont contredit. Par exemple, la Chine, la Corée du Sud et le Japon se méfient tous les uns des autres, alors mêmes que ces pays sont situés dans une même zone supposée sinisante.
Votre erreur principale n’est-elle pas d’avoir sous-estimé l’islamisme comme alternative au libéralisme ? A l’époque, vous écriviez que « l’ère des conquêtes culturelles de l’islam est révolue »…
L’islam a toujours des limites importantes en tant qu’idéologie pouvant servir de base à une civilisation moderne. Il requiert un État fort et une homogénéité culturelle. Il n’a pas réussi à créer une force mondiale puissante. Les pays musulmans sont bien plus en guerre entre eux que contre le reste du monde, avec une opposition entre sunnites et chiites qui alimente les principaux conflits au Moyen-Orient. Pour les démocraties libérales, là où le défi posé par l’islamisme me semble plus important, c’est plutôt au sein de pays européens. La France compte plusieurs millions de musulmans. Une partie d’entre eux ne partagent pas spécialement les valeurs libérales. Or, dans une société libérale, nul besoin d’avoir les mêmes convictions religieuses. Mais vous devez avoir une croyance commune dans des principes comme la tolérance ou l’autonomie individuelle. Si vous avez une communauté importante qui nie ces principes, cela peut représenter un vrai problème.
Selon Freedom House, les démocraties sont en recul depuis le milieu des années 2000. Une défaite de la Russie en Ukraine pourrait-elle être un tournant ?
Si les démocraties occidentales continuent à être soudées et que l’Ukraine déjoue le plan de Poutine, cela aura un impact très puissant. L’image d’Ukrainiens se battant et mourant pour défendre leur liberté est très inspirante. C’est aussi une piqûre de rappel pour les plus jeunes qui n’ont jamais connu des menaces directes contre leur liberté. A l’inverse, si la Russie réussit à soumettre l’Ukraine, les répercussions seront très négatives au niveau mondial.
La situation politique aux États-Unis est un autre enjeu clef. La forte polarisation au sein de la population américaine représente la principale faiblesse de ce pays. S’ils ne la résolvent pas, les États-Unis seront incapables de rester les leaders du monde démocratique. Le parti républicain, longtemps très internationaliste, est devenu bien plus isolationniste. Cela persistera sans doute, même si Donald Trump n’est pas le prochain candidat. Mais le consensus internationaliste demeure important aux États-Unis. Nous, Américains, devons continuer à nous battre pour avoir une politique étrangère forte. Pour l’Europe, la prochaine élection présidentielle aura en tout cas des conséquences majeures.
Trente ans après avoir annoncé « la fin de l’histoire », vous restez optimiste ?
Je ne vois toujours pas de système alternatif crédible au libéralisme. Aucun gouvernement autoritaire ne propose une société qui, à long terme, soit plus attrayante que la démocratie libérale. Les millions de personnes qui quittent des pays pauvres, corrompus ou violents pour émigrer non pas en Russie ou en Chine, mais dans l’Occident libéral et démocratique le démontrent amplement. Je reste donc d’un optimisme prudent.
Libéralisme, vents contraires, par Francis Fukuyama, trad. de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Marlière. Editions Saint-Simon, 169 p., 21 €.
Francis Fukuyama, le grand entretien
En Persan:
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