Plus d’un quart de siècle après la fatwa condamnant à mort Salman Rushdie pour avoir critiqué l’islam, la République islamique d’Iran se retrouve aux côtés de l’écrivain d’origine indienne et d’expression anglaise pour condamner l’ignominieuse attaque contre Charlie Hebdo et l’assassinat de douze personnes. Ce paradoxe illustre les mutations du djihadisme depuis 1989. Elles sont au nombre de trois.
Un djihadisme « sunnisé »
Alors que les attentats-suicides et la martyrologie djihadiste avaient été adaptés à la théologie musulmane par des organisations chiites telles que le Hezbollah dans les années 1980, sous l’influence de la République islamique d’Iran et de son Guide suprême, l’ayatollah Khomeyni, cette forme de violence extrême est devenue aujourd’hui l’apanage de l’extrémisme sunnite. Ce basculement s’est fait d’abord par imitation, à l’instar du Hamas palestinien, « formé » par le Hezbollah libanais au début des années 1990. Puis, les impasses et échecs successifs de l’islam politique sunnite, empêché de parvenir au pouvoir par les urnes (comme ce fut le cas du FIS en Algérie, en janvier 1992) ou incapable de sortir d’une culture de la violence, l’ont radicalisé.
Le soutien des pays occidentaux aux régimes sunnites, qu’il s’agisse de monarchies conservatrices (Arabie saoudite, Qatar) ou d’autocraties soi-disant laïques (l’Egypte de Moubarak puis de Sissi, l’Algérie des généraux et de Bouteflika), a donné corps au projet d’Al-Qaida et de son fondateur, Oussama Ben Laden : frapper l’ennemi lointain – l’Occident – pour déstabiliser l’ennemi proche – les régimes arabo-musulmans, sommés de choisir leur camp dans la « guerre contre le terrorisme » à la suite du 11-Septembre. Enfin, l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis de George W. Bush a achevé de radicaliser les sunnites, persuadés que Washington avait offert Bagdad sur un plateau aux chiites et à leur parrain iranien. Tandis que le monde sunnite n’a cessé de s’affaiblir et se fragmenter, l’axe chiite s’est de plus en plus comporté en puissance hégémonique.
C’est dans ce contexte de « guerre de Trente Ans » du Moyen-Orient que la frange la plus radicale de l’islamisme sunnite, incarnée par Abou Moussab Al-Zarkaoui, se voyant assiégée par l’ennemi iranien (chiite et perse) d’une part, et les Etats-Unis de l’autre, s’est mise à agir en minorité persécutée, perdant tout sens des proportions et mettant sur le même plan les ignominies d’Abou Ghraïb, les crimes de Bachar Al-Assad ou les caricatures de Charlie Hebdo. L’impuissance et la lâcheté conduisent souvent à s’en prendre à la cible la plus facile : les minorités (chrétiens, Kurdes, Yézidis), les civils chiites… et les caricaturistes de Charlie.
Un djihadisme mondialisé
Depuis les attentats du 11-Septembre, le territoire du djihad n’a cessé de s’étendre. Il court désormais de la Mauritanie aux Philippines, suivant une ligne discontinue mais presque rectiligne sur les deux tiers du globe terrestre. Cette mondialisation du djihadisme est nourrie par une militarisation constante de la lutte menée contre lui.
Paris, qui avait participé a minima à la guerre d’Afghanistan et avait refusé de s’embarquer dans l’aventure irakienne, est désormais en pointe de la lutte antidjihadiste depuis son intervention au Mali. Autopromue gardienne du Sahel avec l’opération Barkhane, la France a été la première à livrer des armes aux Kurdes irakiens et à rejoindre les Etats-Unis dans leur campagne aérienne contre l’Etat islamique (EI) en Irak. Déjà dans le collimateur, elle est désormais une cible privilégiée des djihadistes. Après New York, Madrid, Londres, il était hélas prévisible que Paris soit un jour frappé par une attaque terroriste à haute valeur symbolique. Plusieurs projets et tentatives ont été déjoués. Mais s’il est devenu difficile de perpétrer des attentats à la bombe ou de détourner un avion, l’attaque contre Charlie Hebdo n’a pas un but différent : frapper la société visée d’effroi, semer la division en son sein pour faire des musulmans des boucs émissaires et, en fin de compte, les radicaliser à leur tour.
Si le djihad a étendu son emprise, il s’est aussi rapproché : l’EI a exploité au maximum les réseaux sociaux et l’Internet pour recruter, se dispensant ainsi de passer par des mosquées ou des individus. Enfin, la Syrie, plus proche et accessible que les zones tribales pakistanaises, a permis l’afflux en masse, depuis l’Occident notamment, de milliers de candidats au djihad, dans des proportions jamais connues jusqu’à présent. La France, qui compte la plus importante communauté musulmane d’Europe, est l’un des pays les plus affectés par ce phénomène.
Un djihadisme divisé
L’émergence récente de l’Etat islamique sur la scène du djihad global a posé un défi inédit à Al-Qaida. La proclamation du califat par Abou Bakr Al-Baghdadi entame en effet l’autorité spirituelle et organisationnelle d’Ayman Al-Zaouahiri, le successeur de Ben Laden à la tête d’Al-Qaida. Cependant, loin d’affaiblir les deux organisations, cette rivalité les pousse à se surpasser, sur le terrain pour le contrôle de territoires et de ressources, mais aussi dans l’organisation d’attaques en Occident, à haute valeur symbolique dans la galaxie djihadiste. L’EI, qui a largement recruté des jeunes Européens, dispose ainsi d’un atout de taille. Pour lui faire pièce, l’état-major d’Al-Qaida, basé dans les zones tribales pakistanaises et menacé constamment par des drones, aurait envoyé plusieurs cadres en Syrie, notamment certains venant de sa filiale yéménite (Al-Qaida dans la Péninsule arabique), la plus fidèle aux héritiers de Ben Laden et la plus aguerrie, dans le but d’y former un groupe uniquement consacré à la préparation d’attentats en Occident : il s’agit de Khorassan, une organisation mal connue mais ciblée à plusieurs reprises par des raids américains depuis septembre. Dans un cas comme dans l’autre, les meurtiers présumés de Charlie Hebdo correspondent au profil.
* Rédacteur en chef International
LE MONDE
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