Après le récent massacre de Qalb Lozé, dans la province d’Idlib en Syrie, dont furent victimes des dizaines de citoyens druzes, tout le monde attendait les réactions officielles des autorités religieuses et des personnalités politiques de cette petite communauté issue du chiisme septimain-ismaélien et qui, historiquement, fut à l’origine de l’idée libanaise comme entité politique après la conquête du Levant par le sultan osmanli Sélim 1er surnommé le « Terrible »; celui-là même qui terrassa les Séfévides de Perse à Tchaldiran (1514) et leurs alliés les Mamelouks d’Égypte à Marj Dabiq (1516). Après Sélim 1er, l’ordre ottoman règnera sans partage sur le Levant jusqu’en 1918.
La réaction druze la plus significative et la plus déterminante fut celle de Walid Joumblatt. On peut penser ce qu’on veut de cet ancien seigneur de la guerre civile libanaise aux mains tâchées de sang, à l’image de tout ce que le Liban compte de grands dirigeants politiques depuis 1990. Connaissant l’esprit de corps de la société druze et son lien communautaire très fort, on aurait pu s’attendre à des réactions incendiaires. Ce ne fut pas le cas. Certes, nous avons entendu des appels à la revanche ici et là. Nous avons aussi vu et entendu les incontournables réactions d’appui au dictateur de Damas, Bachar el-Assad, de la part d’agents libanais de ce dernier. Mais ce ne furent là que broutilles quasi inaudibles et insignifiantes face à la grande leçon d’intelligence politique dont fit preuve Walid Joumblatt.
Il accusa le coup en tant que grand seigneur druze mais il parla en responsable politique libanais. Il condamna la tuerie de Qalb Lozé mais s’apitoya sur les victimes en leur qualité de citoyens syriens, victimes comme des centaines de milliers de leurs congénères des violences effroyables que nous connaissons. Il se refusa à opérer une distinction sectaire ou confessionnelle entre victime druze et victime non druze. En dépit du fait qu’une large frange des druzes de Syrie appuie le régime en place, Walid Joumblatt ne se laissa pas aller au populisme et ne flatta pas la tendance collective. Au contraire, il alla à contre-courant et condamna, de la manière la plus claire, le régime de Damas et son chef. Il appela ses coreligionnaires de Syrie à se solidariser encore plus avec leurs concitoyens en révolte contre l’oppression et la tyrannie.
Certains virent dans l’attitude de Joumblatt une preuve supplémentaire de sa fourberie et de son caractère de girouette qui tourne au gré du vent d’où qu’il souffle. Certains interprétèrent cela comme la preuve d’une crypto-dhimmitude à l’égard de l’islamisme politique qui déferle sur le Levant. D’autres observateurs, plus attentifs, comprirent que Walid Joumblatt replaçait le problème dans le cadre du politique. Son message en devient alors plus intelligible. À l’égard des druzes de Syrie, il leur dit que leur sort est lié à tous les citoyens de Syrie et que c’est en tant que syriens qu’ils se doivent d’adopter les orientations politiques les plus adéquates. En réhabilitant le politique, il désamorça toute instrumentalisation de la communauté druze en faisant barrage à toute tentative de clivage interne sur base identitaire comme cela est malheureusement le cas dans les différentes communautés chrétiennes du pays.
Il est difficile de ne pas établir d’analyse comparative entre l’intelligence politique de la réaction de Joumblatt et l’émotivité irrationnelle car identitaire de plus d’une réaction chrétienne. On a vu, par exemple, lors d’une réunion pour la paix organisée par les Églises de Syrie, un important groupe de prélats rendre visite au dictateur et se laisser prendre en photo en sa compagnie trônant au milieu des vénérables ecclésiastiques comme jadis le sultan ottoman avec ses ra’aïya, terme arabe qui renvoie au troupeau d’un berger.
Intelligence politique d’un côté, motivée par une gestion communautaire réaliste ; et réaction minoritaire de l’autre qui ne parvient pas à quitter le registre identitaire et persiste à faire appel à la protection au lieu de promouvoir la citoyenneté dans le cadre d’un état souverain.
Si on ajoute à cela, la surréaliste procession de la statue de N-D de Fatima au Parlement libanais, on ne peut que dire à quiconque adopte une position identitaire : dépêchez-vous de sortir de votre espace exclusif, ouvrez-vous à un rapport inclusif au sein du même espace de vie, car le train de l’histoire ne repassera pas deux fois.
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