Durant les trois derniers mois, des révoltes populaires ont éclaté dans un monde dominé par l’idéologie néolibérale de la croissance qui crée un abîme entre les ultra-nantis d’une part et les infra-démunis de l’autre. Mais il n’y a pas que cela. Ces mouvements de masse sont disparates géographiquement et hétérogènes.
A première vue, il semble difficile d’en saisir la dynamique interne de manière univoque. De Santiago du Chili à Hong-Kong en passant par Bogota, Alger, Beyrouth, Khartoum, Carthagène, Medellin et bien d’autres villes du monde, les foules sont dans la rue et sur les places publiques. Les causes déclenchantes du phénomène sont hétéroclites : taxe sur WhatsApp à Beyrouth, augmentation du ticket de métro à Santiago, alors qu’à Khartoum le peuple a faim. Certains de ces soulèvements ont bel et bien le profil d’une révolution en mesure de renverser des régimes ; d’autres apparaissent comme des émeutes ponctuelles alors qu’une troisième catégorie ressemble plutôt à une situation insurrectionnelle.
Que se passe-t-il dans ce monde ? Il semble difficile de comprendre ces événements selon une même grille de lecture comme on pouvait encore le faire conformément aux clivages idéologiques droite/gauche du siècle dernier. Si certaines de ces émeutes sont organisées par des syndicats et/ou des partis politiques, un grand nombre demeurent insaisissables dans leur déploiement en « réseaux horizontaux » que Marilyn Fergusson avait parfaitement décrit en 1981, de manière visionnaire, dans son essai « Aquarian Conspiracy » ou « Les Enfants du Verseau ». Elle les qualifie de « réseaux segmentaires polycentriques intégrés » ou S.P.I.N (Segmented Polycentered Integrated Networks) qu’on peut résumer en disant qu’ils se déploient de manière insaisissable comme une flaque d’eau. Ils ne sont point pyramidaux, se disent sans leaders et demeurent distants de la lutte pour la conquête du pouvoir. Par contre, ils entendent imposer aux hommes politiques de gérer en bon père de famille la recherche du bien commun. Tel est le cas au Liban depuis le 17 octobre dernier. Mais pourquoi en est-il ainsi et dans quel but ?
L’oligarchie au pouvoir se serait-elle comportée en père de famille indigne dans la gestion des affaires publiques ? Le mythe du titan Cronos (Saturne) permet de saisir la symbolique de ces mouvements de masse. Fils de la Terre (Gaïa) et du Ciel (Ouranos), Cronos émascule son père et épouse sa sœur Rhéa. Il dévorait systématiquement tous ses enfants jusqu’à ce que Rhéa parvint à cacher Zeus (Jupiter) qui finit par détrôner son père, lui faire régurgiter ses enfants engloutis et établir un nouvel ordre divin dans l’Olympe.
La classe politique libanaise, depuis les années 1990, se comporte comme Cronos. Cette oligarchie, largement minée par la corruption criminelle, est obsédée par la croissance néolibérale outrancière. L’Etat libanais infanticide a ainsi littéralement pillé son peuple durant des décennies. La dette publique astronomique est une dette interne où papa a puisé dans la poche de ses fistons afin jouer au casino. Les différentes architectures financières de la Banque Centrale sont la feuille de figuier qui cache mal l’impudeur d’un système uniquement basé sur la rentabilité financière au détriment du progrès économique.
Depuis le XIX° siècle nous entretenons l’illusion que la dynamique économique est vouée à se dissocier de ses acteurs. Les forces financières auraient plus de valeur éthique que les forces de production. Tel est le mensonge néolibéral. Depuis la fin de la guerre civile, le Liban est l’otage d’une telle vision entretenue par un réseau de corruption organisée dans l’intérêt d’une oligarchie. Comme le dit Dominique Eddé, des centaines de milliers de personnes ont soudainement réalisé qu’elles existent comme personnes humaines, couronnées de dignité, et qu’elles ne sont pas seules dans un espace public qui appartient à chacun.
Les individus, exclus par l’élite financière, toutes classes sociales confondues, sont donc sortis dans la rue, se sont réapproprié l’espace public de leurs villes, de leur pays, et clament à qui veut l’entendre que la souveraineté appartient à chaque citoyen. Transparaît alors cette sereine et souriante « fraternité » qui ne cesse de nous surprendre au sein de ces masses populaires non violentes.
Ainsi, les enfants libanais de Cronos sont en train de rejeter et mettre à mort leur père indigne comme les membres parricides de la horde primitive le font chez Freud. Quel ordre politique nouveau pourra émerger des ruines du Liban de 1943 et de Taëf ? Comment se mettra en place cette troisième république libanaise ? La réponse à cette question est encore précoce. Cronos n’a pas fini d’agoniser à Beyrouth.
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*Beyrouth
OLJ