Ces opérations successives illustrent ce qu’est devenue la stratégie d’Ankara face aux combattants kurdes : les éloigner le plus possible de sa frontière sud (plutôt que de les pourchasser en territoire turc) et les empêcher d’établir un continuum territorial à cheval sur l’Irak et la Syrie en contrôlant, côté syrien, les zones « conquises » par son armée.
Les élites politico-militaires turques, unies derrière cette stratégie, assurent n’avoir besoin de « l’autorisation de personne » pour donner l’assaut en Syrie. Pourtant, à moins d’un accord entre Ankara et Damas – improbable à ce stade au vu de l’animosité mutuelle et de l’absence d’échanges directs -, « toutes les opérations turques en Syrie sont tributaires des Russes et des Américains et limitées par leur approbation », souligne le chercheur Salim Çevik dans une note récente de l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité (SWP). C’est particulièrement vrai de la Russie, premier allié du régime syrien et force militaire dominante dans la zone désignée par Recep Tayyip Erdogan, située à l’ouest de l’Euphrate. La Turquie doit aussi s’assurer de l’accord tacite de l’Iran, en raison de la présence de milices pro-iraniennes autour de Tel Rifaat, une région au nord d’Alep.
Moment opportun
Or, ni Moscou ni Téhéran n’ont jusqu’ici donné leur appui au plan de bataille du président turc. Lors d’une précédente rencontre entre diplomates des trois pays, à Nour-Soultan (Kazakhstan) mi-juin, l’envoyé spécial du Kremlin pour la Syrie, Alexander Lavrentiev, avait jugé une telle perspective « illogique et irrationnelle », estimant qu’elle créait le risque d’une « escalade des tensions et d’une nouvelle confrontation militaire dans ces régions ».
La Russie encourage la Turquie à coopérer avec le régime de Damas, plaidant pour un retour de l’armée syrienne dans les zones aux mains des combattants kurdes. Elle pousse également ces derniers à négocier avec le régime. « Après de récentes discussions avec la Russie, nous avons accepté de laisser entrer un plus grand nombre de soldats syriens à Kobani et Manbij en plus des troupes déjà présentes à la frontière », a affirmé la semaine dernière Mazloum Abdi, commandant en chef des Forces démocratiques syriennes (FDS), dont les YPG sont la principale composante.
L’Iran, hostile à toute manœuvre qui pourrait mettre à mal son influence sur le terrain syrien, s’oppose fermement à l’offensive annoncée. À Téhéran, Recep Tayyip Erdogan espère néanmoins obtenir le feu vert de Vladimir Poutine et d’Ebrahim Raïssi pour une intervention – même d’ampleur limitée – au moment où il bat le rappel de sa base électorale. Le président turc affrontera les urnes l’an prochain sur fond de crise économique, et les opérations contre les forces kurdes (celle qui se prépare et celles qui pourraient suivre d’ici aux élections) lui apportent traditionnellement quelques points de popularité.
La Turquie doit enfin composer avec les États-Unis, qui considèrent les YPG comme leur principal partenaire dans la lutte contre le groupe État islamique en Syrie, et rejettent avec force une nouvelle attaque turque. Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs un peu changé de ton depuis qu’il s’est entretenu avec son homologue américain, Joe Biden, en marge d’un sommet de l’Otan fin juin. « Comme je le dis toujours, nous pouvons intervenir une nuit sans prévenir. Mais il n’est pas besoin de se presser (…) Nous mènerons cette opération de la plus forte des manières quand le moment sera venu », déclarait-il après la rencontre.
Reste que, justement, le président turc estime le moment opportun. « À cause de la guerre en Ukraine, la Syrie n’est plus la priorité de la Russie, et la position neutre de la Turquie entre la Russie et l’Ukraine nous confère une place spéciale. Pour la Russie sous embargo, la Turquie est la seule porte vers l’Occident. La Russie ne voudrait pas fermer cette porte à cause de l’opération en Syrie », écrit Abdulkadir Selvi, un éditorialiste proche de Recep Tayyip Erdogan, dans le journal Hürriyet. Quant aux États-Unis, poursuit l’éditorialiste, ils pourraient préférer ménager la Turquie, qui menace de bloquer l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan. Selon lui, Ankara « ne s’attend pas à une opposition forte de l’Occident à l’opération en Syrie ».