Alors que le monde entier a les yeux braqués, au moins à temps partiel, sur la ville d’Alep, soumise à d’incessants bombardements et à de multiples assauts de l’armée du régime de Bachar Al-Assad, et que le gouvernement syrien annonce une victoire « décisive et exemplaire », tous les commentateurs se dressent en arbitres des deux camps en présence. Le nombre d’hommes, les positions tenues dans la ville, les capacités militaires réelles ou supposées des uns et des autres… Tous les paramètres de la guerre classique sont dûment analysés, dans l’espoir de pronostiquer l’issue de la bataille avant tout le monde.
Quoi qu’en pensent les zélateurs des « solutions finales », la bataille d’Alep est déjà gagnée par l’opposition. La question n’est pas de savoir si le régime rétablira son autorité sur la ville ou s’il écrasera les nids de résistance qui s’y sont multipliés. Il est possible que, dans un premier temps, au prix de la destruction d’un grand nombre de quartiers — mais qui se soucie des vieilles pierres, lorsque les pierres vives que sont les hommes, les femmes et les enfants sont exposés aux bombes et à la mort ? —, les forces du régime proclament fièrement la victoire du régime et le rétablissement de l’ordre, au détriment, naturellement, des « terroristes ». Mais une analyse des autres données du conflit contredit inéluctablement ce point de vue. La « solution qui se dessine enfin », trame de fonds des discours martelés depuis un an et demi et repris en boucle par certains médias, ne sera pas celle que le régime et ses alliés intérieurs et extérieurs imaginent.
Le régime peut-il gagner la bataille d’Alep ? Si la victoire signifie la récupération des axes de communication et leur sécurisation au moyen d’un armement lourd dispersé aux différents points stratégiques de la ville, une telle issue est possible. Alors s’installera ce que Homs et Deir ez-Zor connaissent chacune selon des rythmes divers et des formes différentes, depuis, respectivement, les mois de février et de juin 2012 : des accalmies entre deux séries de bombardements, destinés à déloger définitivement les combattants qui persistent à braver la présence des forces de répression. C’est du moins ce qu’espère la « coalition autoritaire au pouvoir (qui) fait de la résistance » (pour reprendre le titre d’un article de 2005 – accessible ici – d’Elizabeth Picard, dont les travaux restent des références incontournables pour qui veut comprendre comment et pourquoi la révolution contre Bachar Al-Assad s’enracine dans l’histoire récente de la Syrie). La « victoire » sera accompagnée de déploiements de chars, de missions punitives généralisées, de pertes en vies humaines en augmentation constante au fil des semaines, jusqu’à ce que le pouvoir et les forces d’opposition se lancent, une nouvelle fois, dans un affrontement direct et sanglant.
Au-delà de la bataille proprement dite, entendue comme l’affrontement armé entre les deux camps, chaque action de l’opposition scelle une nouvelle avancée dans la destruction de l’ordre assadien. Lorsque l’Armée syrienne libre (ASL) a pris position dans Sbineh, au sud de Damas, au milieu du mois de juillet, après avoir sécurisé les lieux — c’est-à-dire vérifié que nul sniper ou autres sbire du régime ne pouvait venir endeuiller leur présence —, elle a organisé une dabkeh, une danse populaire en Syrie, qui réunit jeunes et vieux pour célébrer la vie et la joie. En dépit des victimes, tuées par balle ou sous la torture, et malgré les disparus, les forces d’opposition savent que la victoire passe par la confiance de la population, par le rire et le soutien mutuel, seules véritables armes de destruction massive entre les mains des Syriens aspirant à renverser l’ordre de la terreur. Or, sur ce plan-là, la victoire de l’ASL est certaine. Plus encore, l’ASL reflète le peuple insurgé qu’elle représente : organisateurs et innovants, les Syriens font face ensemble aux déchirements que le régime leur impose. A chaque nouvelle attaque, un nouveau réseau de soutien se met en place, qui pour fournir vêtements, couchages et produits de première nécessité, qui pour indiquer les lieux de refuges, qui pour prendre en charge et aider les enfants perdus, qui pour acheminer de la nourriture, qui pour réconforter les personnes traumatisées par leur exode forcé…
La bataille d’Alep marque une nouvelle étape dans ce processus de mobilisation de la population syrienne. Comme dans la plupart des villes précédemment assiégées, les raids de l’aviation et des chars de l’armée ont un résultat paradoxal : ils contribuent au surgissement de nouveaux canaux d’entraide et de solidarité, dans l’horreur et la difficulté. A Alep comme ailleurs, la bataille constitue une victoire pour la résistance : la seconde ville du pays, incertaine jusque-là, appartient désormais aux forces opposées au régime. Au plan militaire, soit la bataille sera décisive, le régime épuisant ses forces dans une tentative de réduire définitivement la ville, soit elle sera incertaine, débouchant alors, comme à Homs et à Deir ez-Zor, sur l’amorce d’un long et lent martyre.
En dépit de son coût, la bataille d’Alep était inévitable, à la fois pour tenter de briser un pouvoir sanguinaire et pour exprimer, une fois encore, au risque de susciter les réactions de plus en plus disproportionnées des forces du régime, ce qui se joue dans ce combat : les Syriens aspirent à vivre libres et en paix entre eux, sans que leur jeunesse et leurs rangs ne soient constamment amputés par des barbares.
http://syrie.blog.lemonde.fr/