INTERVIEW: L’ancien chef du Shin Bet, qui est nostalgique de ses promenades à Naplouse, prévient qu’avec un seul Etat, la situation sera « insoutenable » pour Israël
Avi Issacharoff
La mort de l’idée de la solution à deux Etats dans l’esprit des Palestiniens n’est pas un secret pour les Israéliens, et personne n’en fait le deuil parmi les responsables gouvernementaux.
Pour les politiques, la menace d’un Etat binational n’est pas suffisamment tangible alors que la possibilité que l’islam radical s’empare de la Cisjordanie, s’il devrait y avoir un accord de paix, semble plus que réelle.
Mais les choses sonnent différemment au sein de l’establishment de la Défense, et en particulier parmi ceux qui l’ont quitté.
Un bon nombre d’anciens généraux, d’anciens directeurs et des chefs du Mossad ont mis en garde, un grand nombre de fois : le maintien du status quo dans les Territoires, qui est devenu une sorte de stratégie sous l’ère de Netanyahu, pourrait changer le visage de l’Etat d’Israël.
« J’entends divers responsables palestiniens, avec qui je suis en contact, dire qu’ils ont renoncé à la solution à deux Etats comme une option pour la résolution du conflit », a déclaré l’ancien chef du Shin Bet, Yuval Diskin, 59 ans, qui possède maintenant une firme en haute technologie à Herzliya.
Il dit qu’il a évité d’être en contact avec la partie palestinienne pendant les trois ans après sa retraite en tant que chef du Shin Bet, « et assurément pendant les périodes de négociations, afin de ne pas sembler interférer dans le processus. J’ai repris contact il y a environ un an, principalement pour me tenir à jour, et je ressens certainement l’impulsion. Je suis allé dans les Territoires cette année, mais pas à Ramallah. J’étais à Hébron et dans la périphérie de Naplouse aussi ».
« Je ne pense pas que les Palestiniens aient un grand plan aujourd’hui sur la façon d’agir », a affirmé Diskin.
« Mais je pense qu’il y a des choses évidentes que j’ai entendues depuis un certain temps. Les menaces du président de l’AP, Mahmoud Abbas, pour internationaliser le conflit – nous l’avions entendu dire qu’il a réfléchi pendant des années à une stratégie. Le fait qu’il se dirige intensivement dans cette direction montre surtout son désespoir vis-à-vis du processus de paix. »
« Une autre chose qu’Abbas a souvent menacée de faire et à laquelle il n’a pas donné suite, une chose que les Israéliens ne prenaient pas au sérieux, c’est de démanteler l’Autorité palestinienne. Je ne pense pas que ce soit un scénario impossible. Il y a des situations de crise et de désespoir qui, si elles arrivent, le pousseront à choisir cette voie. »
« On se dirige vers le renoncement à la solution à deux Etats. De plus en plus de Palestiniens pensent que cela n’est en fait pas si mauvais pour eux d’y renoncer. Comme ils le voient, être obligé d’entrer dans une situation durable d’un Etat binational n’est pas si mauvais pour eux, et la seule partie qui y perdra, c’est Israël. Et oui, dans l’immédiat, peut-être que c’est le côté israélien qui perdra le moins. Mais à la fin, une situation sera créée sur le terrain qui sera insoutenable pour Israël. »
Comment expliquez-vous l’escalade spécifique à Jérusalem ?
Nous devons examiner de très près Jérusalem, dont la réalité est binationale.
En d’autres termes, soit il n’y a pas de frontières, soit il y a des frontières qui ne seront pas logiques. Deux populations y vivent, et c’est un laboratoire qui montre ce qui arrive quand la frustration remonte à la surface. C’est une opportunité pour nous de comprendre à quoi la réalité d’un Etat binational ressemblera sans solution.
Diskin a exprimé des critiques acerbes contre le Premier ministre Benjamin Netanyahu à quelques reprises au cours de ces dernières années. Quand je mentionne le nom du Premier ministre, Diskin est resté prudent et ne l’a pas critiqué directement.
Je ne veux pas en faire une discussion à propos de Bibi [Netanyahu]. Je préfère me concentrer sur le problème stratégique.
Soi-disant, nous sommes en train de sortir de la politique actuelle [du status quo]depuis de nombreuses années. Il a duré, et nous avons réussi à contenir la situation en Cisjordanie.
Mais ce qui se passe sur le terrain, c’est un changement significatif qui est difficile pour nous de digérer, comme cette image d’un chat qui se transforme très lentement en chien. Sur chaque image, vous ne voyez que les petits changements qui le transforment en chien, mais à un certain stade, ce que vous avez c’est l’image d’un chien, pas d’un chat.
Voilà ce qui se passe sur le terrain. Nous sommes dans un processus vide. Et le chien, dans ce cas, est l’Etat binational.
En fin de compte, nous ne serons pas parvenus à faire la séparation, et c’est vers quoi, malheureusement, nous nous dirigeons – ou, pour être plus précis, c’est là où nous sommes conduits. Pourquoi dis-je, ‘nous sommes conduits’ ? Je serais heureux de pouvoir dire que quelqu’un avait une stratégie claire. Mais je doute que même Bibi et Bennett veulent un Etat binational.
Je les admire tous les deux en tant que personnes intelligentes. Mais « la gestion du conflit » ne signifie rien.
Mélanger les deux populations, juive et palestinienne, conduira à la disparition du rêve sioniste et d’un Etat juif et démocratique, ici, en Terre d’Israël.
Il sera impossible de réaliser ce rêve si nous devions devenir une minorité ici. En outre, la situation qui correspond à « gérer le conflit » signifie d’énormes risques sécuritaires.
Bien sûr, il y a aussi la pression internationale croissante sur Israël qui reflète une atmosphère qui est en partie basée sur des mensonges et en partie sur des faits.
Donc, cette idée de « la gestion du conflit » est une absurdité. Et maintenant, il y a aussi la question : combien de temps faudra-t-il pour que nous nous rendions compte que ce que nous avons ici, c’est un chien – en d’autres termes, un Etat binational – et que nous ne pouvons plus revenir à une situation de séparation ou à un ‘Etat juif’ ?
Alors, quelle est votre solution ? Peut-on faire quelque chose compte tenu de la situation sur le terrain ?
À mon avis, l’idée de deux Etats est de plus en plus irréaliste. J’ai mis en garde il y a deux ans sur le fait que nous nous approchions du point de non-retour et des choses se sont passées depuis lors qui n’ont fait que compliquer encore plus la situation.
Je dis depuis longtemps qu’une solution bilatérale est plus plausible. Il est impossible de mettre un dirigeant palestinien et un dirigeant israélien dans une salle pour signer un papier et le mener à bien. L’établissement d’un Etat palestinien dépend de nombreux facteurs, tels que le rôle des Etats arabes et la communauté internationale, et il doit être une incitation pour toutes les parties pour préserver un accord de paix.
Voilà pourquoi je dis depuis des années que nous devons travailler à une solution régionale. Nous avons besoin de régulariser nos relations avec les Etats arabes et de travailler sur la question palestinienne dans le cadre de ce processus.
Mais il n’y a aucune chance de résoudre le conflit en quelques mois ou un an. Nous devons coordonner les attentes et réaliser que tout ne peut pas être conclu ici et maintenant.
Voilà pourquoi, pour le moment, nous devons geler la construction en dehors des grands blocs d’implantations, améliorer l’économie palestinienne, gérer l’infrastructure et, bien sûr, traiter avec les acteurs régionaux, la Jordanie étant le premier d’entre eux.
En raison de la sensibilité économique de la Jordanie et des problèmes régionaux auxquels le pays est confronté, on ne peut pas avancer vers une solution au conflit israélo-palestinien sans d’abord renforcer la Jordanie de manière significative.
Ce serait une situation impossible sans une Jordanie stable et forte. Et aucune solution au conflit israélo-palestinien ne peut durer sans une solution régionale.
Comment interprétez-vous l’hostilité de la population envers l’Autorité palestinienne ?
Cela n’a rien de nouveau, et cela a été un échec terrible de l’AP depuis sa création.
Son image corrompue lui a collé à la peau, comme en témoignent les élections de 2006 [quand le Hamas a gagné]. Cette image n’a pas beaucoup changé, bien que les agences de sécurité soient beaucoup plus professionnelles, avec un leadership raisonnable qui reçoit des instructions claires.
S’il est vrai que certains crédits pour le calme relatif actuel en Cisjordanie devraient aller à l’establishment de la sécurité d’Israël, tout le monde sait que si les agences de sécurité palestiniennes n’avaient pas agi à partir de 2008, nous ne pourrions pas profiter du calme en Cisjordanie.
Leur contribution au cours de ces six dernières années a été considérable. De telles déclarations ne sont pas vraiment faites en public mais elles sont faites derrière des portes closes. Si l’AP devrait cesser d’exister, notre propre situation deviendrait bien pire.
Vous connaissez bien les Territoires. Quel endroit considérez-vous comme étant le plus beau ? Quel endroit préférez-vous ?
Je me définis comme presque un ‘Naplousite’. J’ai commencé comme un coordinateur dans le Shin Bet, et l’endroit que j’aime le mieux est la casbah de Naplouse. Qui est le plus bel endroit pour moi, et l’un des endroits qui me plaisaient le plus pour me promener.
La dernière fois que j’y étais, ce fut en juin 2000, quand j’ai terminé mon mandat de directeur du district de Jérusalem. J’y ai été invité pour dire au revoir au service palestinien de sécurité préventive, et une partie de la cérémonie d’au-revoir a consisté en une visite à pied de la casbah
C’était une période calme, et Naplouse était florissant. Je marchais là-bas avec plusieurs autres coordinateurs et enquêteurs des années 1970, et des gens nous ont repérés et sont venus vers nous – des personnes qui avaient fait l’objet d’une enquête dans le passé. Ils sont venus vers nous, nous ont embrassés, nous ont invités [chez eux]. Il y avait un sentiment presque euphorique de réconciliation dans l’air.
La Deuxième Intifada a éclaté quatre mois plus tard.
Que pensez-vous des négociations en coulisses entre Israël et le Hamas au sujet d’un cessez-le-feu à Gaza ? Négocieriez-vous avec le Hamas ?
En tant que chef du Shin Bet, oui. Cela fait partie du travail : créer des canaux qui permettront l’acheminement des messages. Il est légitime de parler de la préservation d’un niveau de vie raisonnable à Gaza tout en créant en même temps le calme en Israël. Est-ce que la paix peut être faite avec le Hamas ?
Je ne le pense pas. Je serais heureux de ne pas voir le Hamas à Gaza. Nous avons eu des occasions de les renverser, et je pense que nous aurions dû le faire [Diskin se réfère à l’opération Plomb durci, qui a eu lieu à la fin de l’année 2008 quand il était à la tête du Shin Bet], mais dans le cadre d’un processus.
En d’autres termes, je ne voudrais pas travailler pour leur renversement sans créer des alternatives pour le contrôle de Gaza par la suite. Nous pourrions avoir à le faire dans une certaine situation si le Hamas ne respecte pas le calme.
Une situation impossible
À la fin de l’entretien, quand j’ai demandé à Diskin quelle était ‘sa’ solution pour régler la situation, il a affirmé que les pourparlers avec les Palestiniens ne doivent pas commencer par une tentative de résoudre les problèmes brûlants.
« Débuter les discussions avec les Lieux Saints [plus ou moins, la Vieille Ville]à Jérusalem et le droit au retour dès la première journée ferait tout sauter », note-t-il.
Une fois de plus, il insiste sur la nécessité d’une séparation avec les Palestiniens.
« Nous devons nous séparer d’eux, laissez-les vivre dans leur propre État, de sorte que nous puissions avoir ici Israël, un Etat juif et démocratique. Sinon, la situation va devenir impossible. Pas catastrophique, mais impossible. Avec le temps qui passe, la petite chance d’avoir une solution à deux Etats va devenir un Etat binational de facto. Cela sera très douloureux et pourrait mettre Israël dans une situation épouvantable. Nous avons un pays merveilleux ici, et ce serait une honte de le mettre en danger. »
Nous ne pouvons plus plus ignorer l’éléphant dans la pièce. Un bon nombre de rumeurs qui flottent autour de l’establishment politique suggèrent que le rôle de Diskin lors de la prochaine élection sera autre que celui d’un observateur ou d’un commentateur.
Rentrerez-vous en politique ?
« Si je décide de faire de la politique, je vais l’annoncer », a-t-il répondu.
« Ma période de repos [avant d’être autorisés à entrer en politique]a expiré à la dernière élection. J’avais de nombreuses offres que je refusais systématiquement. Je reconnais que je passe par un processus paradoxal. D’une part, je veux avoir une influence et je pense avoir les outils pour avoir une influence politiquement et en termes de sécurité. D’autre part, j’ai beaucoup de répulsion et d’antipathie envers le système politique. J’observe maintenant ces deux forces et je déciderai laquelle est la plus puissante. Cela pourrait aller dans les deux sens, donc je ne conseillerais à personne de parier sur l’une ou l’autre possibilité. »