LA NUIT vient de tomber sur Dubaï. Dans le bar feutré de cet hôtel cinq étoiles, la mélodie des conversations persanes vient couvrir le chant du muezzin qui s’échappe, au loin, des mosquées. Étrange mélange d’investisseurs téhéranais en plein marchandage, de jeunes vacancières de la République islamique débarrassées du foulard, d’officiels du régime en transit, de chanteurs exilés à moins de deux heures d’avion de leur pays d’origine, juste de l’autre côté du golfe Persique. Entre gratte-ciel et minarets, des centaines de milliers d’Iraniens, toutes tendances confondues, ont fait de cette ville pétrolière prospère des Émirats arabes unis un second domicile, un point de chute, ou une échappatoire. Ce n’est pas un hasard si les États-Unis, en plein bras de fer avec Téhéran, viennent d’y établir leur base arrière pour observer de plus près un pays avec qui ils ont rompu toute relation diplomatique depuis presque trente ans.
« Dubaï est le Casablanca du XXIe siècle », ironise un homme d’affaire iranien. La comparaison avec la cité marocaine où se côtoyèrent, pendant la Seconde Guerre mondiale, espions de tous bords et résistants s’avère tentante. Avec quelque 200 000 habitants iraniens (sur une population d’un million d’habitants), Dubaï vit au rythme de négociations souterraines, de réunions d’opposants, d’intrigues amoureuses et de valses de BMW aux vitres teintées.
Treize vols quotidiens
Au coeur de ce grand bazar hors taxe, le département d’État américain a ouvert, l’été dernier, une section « Iran ». Perché dans une tour des années 1970, dans les locaux du consulat des États-Unis, ce bureau, composé d’une demi-douzaine d’experts parlant le persan, tente de décrypter la complexité de la République islamique et d’impulser un vent de changement de l’autre côté du Golfe. « Le choix de Dubaï s’est fait naturellement. On ne pouvait pas s’approcher plus, confie une source officielle, sous couvert de l’anonymat. C’est un excellent moyen de mieux connaître l’Iran et de comprendre ce qui se passe à l’intérieur du pays grâce à des sources non officielles. » Avec 13 vols quotidiens Téhéran-Dubaï, le petit Émirat voit déferler des hordes de jeunes Iraniens élevés dans le carcan de la République islamique et venus goûter, le temps d’un week-end, à la liberté de danser en discothèque et d’assister au concert d’une star de la pop musique en exil. « Dubaï, c’est notre deuxième Iran », confie Niki, une musicienne iranienne, qui y vit depuis deux ans.
Après la prise du pouvoir par les religieux à Téhéran, en 1979, Dubaï vit débarquer des milliers d’Iraniens qui prospèrent dans l’immobilier, la restauration et l’hôtellerie. Au fil des années, ses avantages fiscaux n’ont cessé d’attirer des investisseurs. Avec l’élection de Mahmoud Ahmadinejad, en juin 2005, l’Émirat a connu un nouvel afflux de capitaux. Les sanctions qui viennent d’être votées au Conseil de sécurité de l’ONU risquent d’accentuer la tendance. « Le climat d’incertitude qui prévaut en Iran, mêlé aux lacunes en matière de gestion, bénéficie aux Émirats », confirme Nasser Hashempour, le vice-président de l’Iranian Business Council (IBC) de Dubaï. Selon lui, 6 000 compagnies iraniennes sont implantées dans les sept Émirats de la fédération. Le nombre d’étudiants iraniens inscrits à l’université est passé de 2 500 à 11 000 depuis trois ans. C’est par Dubaï, premier partenaire économique de Téhéran, que transitent vers l’Iran de nombreuses marchandises qui contournent l’embargo américain. C’est à partir de ce petit eldorado, où abbayas noires traditionnelles et minijupes font bon ménage et où la presse jouit d’une certaine liberté que s’organise, discrètement, un embryon d’opposition.
L’ouverture de la section « Iran » constitue un geste inédit depuis la prise d’otage, pendant 444 jours, en 1979, de 55 diplomates de l’ambassade américaine à Téhéran, événement à l’origine de la rupture des relations entre les deux pays. Au cours de la dernière décennie, des rencontres officieuses ont eu lieu à Dubaï entre diplomates américains et iraniens. Cette fois-ci, il s’agit de s’adresser à la population iranienne. « Nous n’avons aucune intention de rouvrir une ambassade de sitôt », annonçait l’an dernier le sous-secrétaire d’État américain Nicholas Burns. Le bureau « Iran » permet, selon lui, de « communiquer plus efficacement avec le peuple iranien ». La formation de cette petite équipe a suivi celle d’un bureau spécial des affaires iraniennes au sein du département d’État, à Washington.
La chasse aux « blogs »
Le Congrès américain a récemment approuvé une enveloppe supplémentaire de 75 millions de dollars, venant s’ajouter aux 10 millions prévus pour « la défense de la démocratie en Iran ». Quelque 50 millions de dollars sont consacrés aux radios et télévisions de l’opposition qui émettent clandestinement en Iran. Le reste est destiné à aider des groupes de militants et de dissidents, via des publications sur l’Internet, et à accorder des bourses à des étudiants. D’après une source officielle, la section des intérêts iraniens basée à Dubaï devrait participer à la sélection des boursiers et organiser, au sein des Émirats, des conférences et des échanges culturels s’adressant à la société civile iranienne.
À Téhéran, les efforts déployés par Washington sont vus avec méfiance par de nombreux militants démocrates. Leur crainte : voir les autorités iraniennes utiliser ce prétexte pour les accuser d’être « des espions à la solde de l’Amérique » et restreindre leur espace d’expression, déjà largement limité. L’année dernière, le Parlement iranien s’empressa de réagir au nouveau budget américain en débloquant un montant de 15 millions de dollars pour « déjouer les complots de l’Amérique ». Quelques mois plus tard, le philosophe Ramin Jahanbegloo, accusé d’espionnage, était arrêté à l’aéroport de Téhéran. Il écopa de quatre mois de prison. Le mois dernier, le ministre de la Culture s’est lancé dans la chasse aux « blogs », ces journaux libres sur Internet, en obligeant leurs auteurs à déclarer leurs activités.
« Nous sommes à la fois victimes des durs du régime iranien et de George Bush ! », soupire Emadeddin Baghi, 45 ans. « Le meilleur service qu’il puisse nous rendre, c’est de nous laisser tranquilles. Le changement doit venir de l’intérieur », dit-il. Cet activiste iranien en sait quelque chose. La justice d’Iran l’accuse d’avoir encouragé sa femme, sa fille et deux autres militants démocratiques – jetés en prison pour quelques mois – à assister à un séminaire sur les révoltes pacifiques, organisé à Dubaï par un opposant irano-américain en exil. « Le séminaire était censé porter sur les droits de l’homme et était présenté comme une initiative indépendante. On ne pensait rien faire de mal », se justifie Baghi.
«Double jeu» américain
Contacté par téléphone aux États-Unis, Ramin Ahmadi a confirmé au Figaro l’organisation régulière de telles conférences, depuis maintenant six ans, grâce, entre autres, au soutien d’une ONG basée à Washington, The International Center on Non Violent Conflict. Les séminaires, qui se déroulent discrètement dans des hôtels, étudient les exemples de Ghandi en Inde, Martin Luther King aux États-Unis, Solidarité en Pologne. Ramin Ahmadi nie cependant tout contact avec le consulat d’Amérique. « Si j’ai choisi Dubaï, c’est pour sa grande communauté iranienne et pour sa sécurité, dit-il. La République islamique ne peut pas se permettre d’envoyer ses troupes paramilitaires à Dubaï. Elle aurait trop à perdre commercialement », poursuit-il. Mais à Téhéran, les autorités veillent au grain. Il y a plus d’un an, elles firent avorter le lancement depuis Dubaï d’une télévision iranienne indépendante, créée par Mehdi Karoubi, un religieux réformateur. À son arrivée à Dubaï, le directeur de la production de Saba TV se vit confisquer ses cassettes par des agents de la sécurité iranienne, qui l’empêchèrent de sortir de l’avion.
« Le meilleur moyen de régler tous ces problèmes, c’est que Téhéran et Washington acceptent de se parler en face à face », suggère Nasser Hashempour, de l’Iranian Business Council. Pour l’instant, dit-il, le « double jeu » américain ne fait que desservir la population iranienne. « D’un côté, l’Amérique impose des sanctions et, de l’autre, elle veut aider les Iraniens en organisant des conférences sur la démocratie. Ça n’a pas de sens ! », s’insurge-t-il.