Les arabophones sont de plus en plus nombreux. Et pourtant, leur langue littérale est en péril et ne parvient pas à se moderniser. Est-ce à cause d’un lien trop étroit avec l’islam et le nationalisme ?Comment sauver la langue arabe ?
16.09.2010 | Walid Al-Kobeissi | Shaffaf
Le monde arabe souffre d’une lente érosion linguistique. Nous n’avons pas réussi à rénover notre langue arabe, symbole de notre identité et garante de notre existence. Depuis le Moyen Age, nous l’avons entourée d’un mur de Berlin, non détruit à ce jour. Quant aux linguistes qui ont produit des dictionnaires, c’étaient pour la plupart des gardiens du temple : l’arabe ne devait servir qu’à psalmodier les rites religieux et à sanctifier les morts. Pourtant, une langue doit être vivante et adaptée à son temps.
Toute réforme est rendue complexe du fait du lien étroit entre la langue et la culture arabe dominante. Cette culture est fondée sur trois piliers : le nationalisme arabe, l’islam, la langue arabe. Si l’un des piliers disparaît, notre culture s’effondre. J’emprunte l’expression chrétienne de sainte Trinité pour décrire ces piliers, car il s’agit bien d’une unité en trois composantes. Les mêmes obstacles qui bloquent le renouvellement de la culture et la modernisation de l’islam empêchent la réforme de la langue. Du fait de ce lien avec l’islam, toucher à la langue est comme une profanation. En la liant au nationalisme arabe, nous avons perdu les minorités non arabes. Les Kurdes [d’Irak] se désintéressent de l’arabe depuis les années 1990. Ils en ont bien le droit puisque, n’étant pas ethniquement arabes, ils perçoivent l’arabe comme la langue de leurs cruels dominateurs.
Il en est de même pour les chrétiens du monde arabe. Alors que jadis, dans la dernière période de l’Empire ottoman, ce sont eux qui nous ont appris l’arabité. Ainsi, le dictionnaire Al-Mounjed, régulièrement réédité et compagnon de tout élève, est la production d’un catholique, tandis que le lexique des termes médicaux de Youssef Hitti, Libanais maronite, reste inégalé. Aujourd’hui, à cause du lien entre la langue arabe et l’islam, les coptes se mettent à utiliser le dialecte égyptien sur les forums Internet. Au Soudan, ce lien a conduit à une catastrophe : la décision du président de la République, en 1990, d’arabiser l’enseignement dans les universités et les collèges, présentée comme un devoir religieux, a amené les chrétiens du sud du pays à considérer l’arabe comme un outil de domination de la religion musulmane, si bien que, dans l’accord de paix de 2005 avec les habitants du Sud, l’anglais a été choisi comme langue d’enseignement. Je suis convaincu que, si le norvégien (ou d’autres langues européennes) était lié à la religion chrétienne et que son enseignement fût une obligation religieuse, les enfants des minorités musulmanes en Europe refuseraient de l’apprendre. L’idée selon laquelle faire évoluer la langue nous éloignerait de la religion est ainsi invalidée. Les deux tiers des musulmans ne sont pas arabes et, même s’ils ne parlent pas cette langue, ils n’ont pas renoncé à l’islam.
Supprimer la grammaire
J’ai commencé à apprendre le norvégien un an après mon arrivée à Oslo, il y a vingt-cinq ans. Notre professeur norvégien m’a demandé des renseignements pour certains de ses amis qui voulaient maîtriser l’arabe après l’avoir appris à l’université. J’ai alors rencontré quatre étudiants qui m’ont demandé de leur donner des cours de perfectionnement. Au bout de deux ans, je pouvais écrire dans les journaux norvégiens et j’avais un article hebdomadaire dans l’un d’eux, alors que mes étudiants s’efforçaient encore d’apprendre à lire l’arabe. Je me souviens que l’un d’entre eux m’a dit alors : “On t’a appris notre langue en deux ans et te voilà capable de l’écrire et de la parler, alors que nous n’avons pas encore réussi à apprendre l’arabe.”
J’ai été troublé parce que je me servais avec eux de la même méthode que celle utilisée à l’université et parce que mes élèves n’étaient pas de jeunes enfants. L’arabe littéraire est d’abord une langue écrite, et non parlée. La plupart des écrivains arabes ne réussissent à s’imposer qu’après l’âge de 40 ans car la maîtrise de la langue nécessite plus de temps que pour les langues européennes. J’ai repensé à mon expérience et me suis aperçu que nous perdions du temps à apprendre notamment la syntaxe, que seuls une minorité de spécialistes parviennent à maîtriser. L’analyse grammaticale est en effet le principal problème de notre langue, car elle représente un obstacle qui épuise les enseignants, tout en bloquant les possibilités de maîtrise de la lecture et de l’écriture.
Quand je suis revenu aux livres anciens et aux recherches des réformateurs, j’ai découvert que les mêmes problèmes s’étaient pareillement posés à nos pères et à nos ancêtres. Même dans les premiers temps de l’islam, les Arabes faisaient des fautes lorsqu’ils parlaient alors qu’il n’existait pas de véritable rupture entre la langue qu’ils écrivaient et celle qu’ils parlaient. Mais comment les Arabes ont-ils résolu le problème de la grammaire et de la complexité de la langue ? Il est certain qu’alors l’environnement était plus ouvert. Les réformateurs de la langue n’étaient pas accusés d’être des agents de l’orientalisme. La solution est venue de la plus grande autorité de l’époque, celle du calife omeyyade Al-Walid (668-715), qui avait grandi dans une maison où la langue était la principale préoccupation. Le calife publia un décret royal interdisant que l’on parle de grammaire, alors qu’il veillait à l’arabisation de toutes les administrations en Irak et en Syrie, où le latin et le persan étaient en vigueur. A cette époque, l’empire musulman était à l’apogée de sa gloire et ses armées avaient conquis des territoires qui allaient de l’Inde à l’Andalousie. Ce calife avait également édifié les premiers hôpitaux du monde musulman et était le véritable fondateur de l’Etat arabe. Le Coran, premier livre des Arabes, pourrait ainsi être le point de départ pour reprendre le projet d’Al-Walid de supprimer la grammaire lorsqu’elle n’est pas nécessaire et de la respecter quand il le faut. Mais peut-on comprendre l’arabe sans la grammaire et la syntaxe ? La réponse est oui, et la première preuve en est que les dialectes que nous parlons s’en passent fort bien. Ainsi, nous pouvons parler l’arabe dans tous les pays sans l’étudier. Les dialectes ont comblé le fossé entre le parlé et l’écrit. Quand j’ai émigré de l’Orient vers l’Europe, je voyais dans les appels à réformer la langue une volonté de division, car la langue arabe nous unit, et d’hostilité à l’islam, car la langue nous relie à notre religion et à notre Coran.
Mais, une fois en Norvège, j’ai obtenu un emploi comme professeur d’arabe pour les enfants des immigrés irakiens, syriens, libanais, palestiniens, tunisiens et marocains. Dès le premier cours, j’ai su que ces enfants ne parlaient pas l’arabe classique et ne se comprenaient pas entre eux. Ils parlaient leurs dialectes, et l’arabe n’était pas leur langue maternelle. Je ne peux oublier le spectacle des bouches et des yeux grands ouverts de mes jeunes élèves qui m’entendaient parler en arabe classique comme si j’étais une créature venue d’une autre planète.
Troublé, je m’interrogeai sur les défenseurs de l’arabe qui considèrent la préservation de la langue classique comme un facteur d’unité, alors que j’avais constaté le contraire. Le Marocain ne comprend pas l’Irakien et le Tunisien ne comprend pas le Palestinien. Au rythme où les choses évoluaient ces dialectes continueraient à s’éloigner les uns des autres. Dans le même temps, j’ai découvert que la langue norvégienne n’était pas la même cinquante ans auparavant. Dans les administrations, il fallait apprendre la langue officielle écrite. Le problème a été réglé en autorisant l’écriture des dialectes et leur usage dans les médias. Les différents dialectes sont ainsi devenus une seule langue qui a fusionné avec la langue officielle. Maintenant, les Norvégiens écrivent comme ils parlent.
6 000 façons de dire “chameau”
Ne pourrions-nous en faire autant ? La réponse est oui, à condition de changer notre préjugé contre le dialectal, que nous rejetons en tant que résultat du contact avec les étrangers non arabes et donc exogène et impur. Même dans le Coran on trouve de nombreux termes qui viennent d’ailleurs, notamment de l’hébreu, du latin ou du persan. Plus de 300 mots empruntés à d’autres langues y ont été arabisés. Les oulémas ont recensé dans le Coran des termes provenant d’une cinquantaine de dialectes des tribus de l’époque. Ainsi, le Coran a respecté les langues parlées par les gens. De la même façon, on pourrait enrichir le dictionnaire de l’arabe classique et résoudre en même temps le problème de la division linguistique dans les pays arabes. Au risque de déplaire à ceux qui entretiennent l’illusion du génie de la langue arabe, il faut bien constater que celle-ci souffre aujourd’hui d’une véritable pauvreté. Certes, il n’y a pas de langue supérieure à d’autres, mais plutôt une civilisation plus avancée qu’une autre. Quand une civilisation prospère, le peuple pratique la langue avec créativité. Nous ne sommes pas actuellement en phase de civilisation, et notre langue n’évolue pas. Certains considèrent que la langue arabe est riche. Il s’agit d’un discours trompeur. La preuve qu’ils apportent est que le plus grand de nos dictionnaires compte 80 000 entrées, et qu’un autre, l’Al-Moheet, en contient 60 000. Cette richesse est tout à fait comparable à celle d’autres langues. Mais la plupart des mots arabes ne sont pas utilisés. On a recensé près de 6 000 termes pour désigner le chameau en arabe. Mais quel besoin de retenir tant de mots inusités pour parler du chameau ?
L’auteur
Walid Al-Kobeissi, journaliste et romancier d’origine irakienne, réside en Norvège depuisla fin des années 1980. Grand connaisseur du Coran, il a écrit plusieurs livres sur l’identité, l’exil et l’intégration. Il a obtenu en 2006 la prestigieuse bourse décernée chaque année par le ministère de la Culture norvégien et reçu en 2003 le prix Skjervheim pour l’ensemble de son œuvre.
Traduction par Courrier International
Lire l’original en arabe: