Bader Alqallaf, 39 ans, employé au “Censor Board Committee, Ministry of Information”, visionne le 16 Janvier 2017 le film biographique américain “Hidden Figures,” réalisé par Theodore Melfi. Le comité étudie 6 à 8 films chaque semaine, pour supprimer les scènes violentes, religieuses, politiques ou immorales qui violent les réglementations Koweïtiennes.
Alors que des réalisateurs du monde entier vont concourir aux Oscars, tous ne démarrent pas sur le même pied d’égalité. C’est le cas des scénaristes koweïtiens, soumis à une censure d’État rigoureuse. Pays islamique, à la culture traditionnelle et religieuse, le Koweït assure, via sa censure, sa paix sociale et politique. Au point de tuer l’esprit créatif et culturel qui le caractérisait il y a encore quelques décennies.
Au programme, « Pet », un film américano-espagnol, où, Seth, homme mal dans sa peau, s’essaye à séduire une jolie serveuse nommée Holly. Son entreprise échoue et il la kidnappe pour l’enfermer dans une cage. Équipés de petites feuilles et de loupiotes, les membres de la censure s’activent, d’autant plus que l’héroïne est souvent filmée légèrement habillée.
Toute impudeur, scène de chair ou de sexe, font partie intégrante des lignes rouges à ne pas dépasser. Pour les films étrangers diffusés au Koweït, seule la version finale peut-être retravaillée avec des scènes coupées. Les productions locales sont elles analysées du scénario écrits à la version finale.
Harām et femmes serveuses
Après 1h34 de notes prises consciencieusement, c’est au tour du second film d’être contrôlé. Dans « Les figures de l’ombre », trois scientifiques afro-américaines font progresser les États-Unis dans leur course à la conquête spatiale. Seul le baiser final d’une des femmes pour son mari donne lieu à des annotations.
Bader Alqallaf, 39 ans, fait partie du comité de censure. Voilà moins d’une année que cet homme jovial qui roule en Porsche, dissèque et retravaille des films qui iraient à l’encontre des principes de l’islam et de la société koweïtienne. Plus qu’un pourvoyeur de liberté artistique et d’expression, l’homme se voit comme un gardien de la paix sociale : « On coupe si on voit un bikini, des scènes de sexe, si on parle en mal de la religion, ou si le film évoque des sujets trop politiques. C’est un travail difficile, car tu dois être en phase avec les pays qui t’entourent et les sensibilités des gens qui vont penser que c’est harām. »
Ali Adnan Alsayed Alrefaei, 45 ans, fait lui aussi partie du comité de censure. Ce père de famille affirme qu’ils reçoivent environ 20 scripts de films et séries télévisées par mois et valident seulement, chaque année, la moitié des scripts envoyés.
En cas de rejet du script, le réalisateur n’a le droit qu’à une seule tentative de correction des passages qui gêneraient la censure. « Usuellement on accepte davantage les films que les séries. On veut encourager l’industrie du cinéma c’est pour ça qu’on est moins sévère avec les films koweïtiens », tempère t-il cependant. Le comité, aidé par ses salariés, exerce un travail ligne par ligne. « Daech est par exemple un sujet d’actualité. Mais tous sujets négatifs en rapport à la religion, doivent être bannis. Si c’est traité d’une manière négative, on exclut automatiquement. Autre chose, par rapport aux femmes koweïtiennes, si elles sont mises en scène dans une situation [sociale ou économique]« faible », alors le script devra être révisé. Pourquoi ? Parce que les Koweïtiennes sont des femmes d’une grande situation. Elles ne peuvent pas travailler dans des restaurants, comme serveuse ou à la cuisine. Ca n’est pas cohérent ici. Enfin, les sujets qui évoquent la drogue ou la violence, c’est interdit si un message éducatif n’y est pas ajouté. On ne veut pas pervertir notre avenir. Généralement, on essaye de réduire un maximum la violence des scripts car on connaît le pouvoir d’attraction de Daech par la violence. » Autre obstacle, les réalisateurs koweïtiens, ou étrangers tournant au Koweit, n’ont qu’une petite année pour réaliser leur film. Au-delà, il faut de nouveau présenter son script à la censure et « rien n’est dit qu’on l’acceptera une seconde fois. »
Ordre venu d’Arabie Saoudite
Malgré leur rôle ingrat et souvent mal perçu par le milieu du cinéma local, le ministère de l’Information n’est pas le méchants du film, selon Sulaiman Arti, censeur, et également professeur dans l’Académie d’art dramatique du Koweït. Anecdote cocasse, l’homme participe à la formation de ceux qui s‘imaginent un jour réalisateurs koweïtiens. Chaque jour, il dicte à ses apprentis de ne mettre en scène « aucune forme de critique envers la religion. »
« Cela fait partie de notre constitution », explique-t-il. « Tout comme nous ne sommes pas autorisés à critiquer l’émir de notre pays. Pareil pour tout ce qui serait de l’ordre de dialogues sexuels ou immoraux. Comme n’importe quel pays moderne, tout est permis ici, mais nous ne feront rien qui irait heurter notre culture locale. »
Cerné par l’Irak, l’Iran, l’Arabie Saoudite, et les petits États du Golfe tels que le Qatar, ou encore les Émirats, le Koweït veille avec minutie de ne provoquer ou vexer aucun de ses voisins, également membres de l’OPEP. L’invasion par Saddam Hussein de ce petit pays en 1990 a traumatisé tout un peuple. La moindre erreur diplomatique est donc à proscrire. Un salarié de la censure voulant rester anonyme chuchote : « Il y avait ce film merveilleux, « Wadjda », de cette femme qui filmait avec sa caméra cachée dans son sac et qui parlait du droit des femmes en Arabie Saoudite. Nous, la censure, nous avons reçu un ordre venu d’Arabie Saoudite nous demandant de ne pas diffuser le film dans notre pays! » Sulaiman Arti rappelle, d’un ton sage : « Si un film qui est diffusé ici critique l’Arabie Saoudite, il risque d’embarrasser leur ambassadeur. Quand vous visez votre voisinage, spécialement d’Arabie Saoudite, vous devez faire attention. Donc si on peut éviter que les réalisateurs créent des remous politiques… »
Abdullah Boushahri, est un réalisateur. Ses traits sympathiques et son élégance cachent en réalité ses 37 printemps. Né d’une famille d’artistes, il dit avoir toujours filmé : ses vacances aux États-Unis, en Europe, en Asie, son quotidien familial… Jeune, le Koweït est un pays de culture et un grand producteur de contenus audiovisuels. Au point d’être une référence avec l’Égypte.
Mais « la guerre a ensuite détruit toutes les infrastructures et les âmes. » » La sécurité a alors aspiré tous les budgets et l’attention. Toute la passion du cinéma a été frustrée . Oui, l’invasion de 1990 fut le tournant. Même après la guerre d’Irak, le gouvernement continuait de se méfier de Saddam Hussein, jusqu’à sa mort. Et après, il y a eu la crise économique de 2008. En parallèle, Dubaï, a eu son boom économique et intellectuel. » Titré à l’IWC Filmmaker Award au Festival International du Film de Dubaï (DIFF), pour son film « L’Eau », sur une très ancienne guerre du précieux sésame au Koweït, Abdullah a dû évidemment passer par la censure.
Garante d’une voix politiquement correct, la censure a comme revers de tuer l’esprit artistique. « Ils ont relevé un passage avec des gens désespérés qui priaient pour que la pluie arrive. Et comme c’était de la superstition, ils m’ont demandé de réadapter le passage. Il y avait une femme aussi, aveugle, qui était très agressive et qui pestait sur les gens qui priaient pour rien, car la pluie n’arrivait pas. Donc on a dû édulcorer cette scène, là aussi. Je serais chanceux si j’avais un titre européen avec cette censure, car tu ne peux pas oser », révèle — navré — le réalisateur.
Imad El Nouwairy, 60 ans, critique de film depuis plus de vingt ans, n’y voit qu’une étape vers la renaissance d’un cinéma koweïtien fort : « Les pays du golfe ont eu leur indépendance il n’y a pas longtemps. On a construit des routes, des hôpitaux. Donc la suite viendra avec la culture et le cinéma.”