Le projet de loi immigration devrait être présenté en Conseil des ministres aujourd’hui. L’universitaire, ancien professeur d’histoire économique contemporaine en prépa HEC et auteur de nombreux ouvrages remarqués – On a cassé la République. 150 ans d’histoire de la nation (Tallandier, 2020), L’IMPASSE DE la métropolisation (Gallimard, coll. « Le Débat », 2021) et La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire (Texto, 2022) -, explique pourquoi il doute fortement de la justesse des choix de l’exécutif. Derrière l’argument des emplois non pourvus, singulier compte tenu du chômage de masse qui persiste en France, l’accroissemen du nombre de consommateurs reste l’objectif premier des pouvoirs publics, estime l’auteur.
Les classes populaires françaises n’ont pas disparu, alors que le travail manuel a été déqualifié et disqualifié par des revenus trop faibles et l’impossibilité de se loger dans les métropoles. Sur ces entrefaites, le gouvernement propose à l’hiver 2022 un vingt-neuvième projet de loi sur l’immigration depuis 1980. Vise-t-il l’expulsion des délinquants sous OQTF, la régularisation du million d’illégaux vivant en métropole selon l’hypothèse la plus plausible (en 2018, un rapport parlementaire les estimait entre 150 000 et 400 000 dans la seule Seine-Saint-Denis), ou l’accroissement de l’immigration du travail à la demande du patronat, sachant que certains employeurs peu scrupuleux « bénéficient » déjà du travail au noir ?
Au pays des six millions de chômeurs à temps complet ou partiel, à quoi s’ajoutent sept millions d’adultes d’âge actif assistés ou oisifs, la chose étonne. Rappelons en effet que les six millions de chômeurs officiels des cinq catégories de Pôle emploi appartiennent aux 29,6 millions d’« actifs » ; et qu’à cela s’ajoutent sept millions de Français – dont 3 millions de jeunes dits « ni en emploi, ni en études, ni en formation » (situation désignée par l’acronyme anglais Neet, pour « Not in education, employment or training ») – en âge et condition d’être actifs et soustraits au marché de l’emploi (voir la tribune de Pierre Vermeren « Comment l’économie française est devenue un village Potemkine », nos éditions du 11 octobre 2022).
Le plus vraisemblable est qu’à la suite de ses prédécesseurs, et contre l’avis des citoyens français selon les études d’opinion, le gouvernement pérennise, voire intensifie, l’immigration. Pourquoi ?
Partons de quelques observations : la cohabitation entre nos opulentes métropoles et l’abandon de pans entiers de la France périphérique : il suffit au hasard de visiter la Haute-Marne, l’Aisne ou le Tarn-et-Garonne, sans parler des DOM ; la coexistence des « métiers en tension » et des emplois non pourvus, et de millions d’inactifs et de chômeurs ; l’intensification de l’immigration estudiantine (400 000 étudiants étrangers présents en France en 2021) dans une université sans moyens, alors que certains étudiants peinent à vivre décemment -parfois même à se loger- et donc à étudier ; enfin, le surinvestissement dans le BTP – notre dernière grande industrie – depuis quarante ans, alors que les métropoles sont inabordables, que les classes populaires sont chassées de nombreuses communes par les prix, et que les logements manquent pour une population qui n’augmente presque plus.
Ce cumul d’impasses interroge.
Il résulte a minima des causes et circonstances suivantes : l’indifférence – à tout le moins l’ignorance – des dirigeants nationaux à l’égard des Français des classes populaires et moyennes ; un consensus idéologique chez de nombreux dirigeants, cadres et retraités, autour d’une conscience postnationale, postindustrielle et mondialisée ; la croyance millénariste dans les bienfaits d’une construction européenne passée aux mains de l’Allemagne sans qu’on en prenne la mesure ; l’aveuglement de nos dirigeants sur leur capacité à sauver l’Afrique indépendamment de toute connaissance de ce continent et de ses habitants (l’utopie électrificatrice de Jean-Louis Borloo en fut un symbole, quand notre parc nucléaire national entrait en hibernation programmée).
Quels sont les étages de cette fusée ?
Le premier est celui de la désindustrialisation du pays et de l’utopie du tout-tertiaire. Comme les États-Unis, nous avons divisé par deux en trente ans notre PIB et nos emplois industriels. À ceci près que Clinton a investi dans les « autoroutes de l’information », la plus grande (mais aussi polluante et énergétivore) infrastructure de l’histoire, qui permet à l’industrie électronique américaine et aux Gafa de dominer le monde – en captant à notre détriment des milliers de brillants ingénieurs.
Le deuxième est le tout-consommation. Nos dirigeants ont décidé que l’étalon de notre nouvelle économie ne serait plus l’innovation, la productivité, la sauvegarde de notre production ni l’emploi, mais le pouvoir d’achat. Chaque citoyen, mineur ou étranger vivant en France, est regardé comme une unité économique à cajoler. Nous sommes passés d’un pays de citoyens – dotés d’une solide éducation à la liberté par le savoir et l’indépendance économique – à une société de consommateurs. Depuis les années 1970, citoyens français, étrangers présents en France, travailleurs et retraités se sont fondus dans l’unique catégorie du consommateur. Toute unité étant interchangeable, le travail d’éducation et de formation a cessé d’être essentiel.
Le troisième est l’immigration internationale de masse, qui a la particularité en France, même pour sa part extraeuropéenne, de remonter à la Grande Guerre.
Qu’importe dès lors que les consommateurs soient cultivés, éduqués ou ignares, qu’ils participent ou non à la vie citoyenne et associative, qu’ils soient étrangers ou nationaux, qu’ils travaillent ou pas : la priorité de la nation est leur solvabilité. La croissance de la consommation est le graal de notre société. Qu’on en juge.
La plupart des normes imposées que l’on présente comme liées à la sécurité des personnes, de l’environnement, des travailleurs, ou à toute cause vertueuse, sont le fruit de l’intense lobbying de fournisseurs qui cherchent à écouler leurs produits. Une fois la norme établie, l’État intervient par la contrainte (par exemple en rendant des maisons habitées inlouables) et solvabilise les insolvables (pour l’isolation, le chauffage électrique ou la voiture), ce qui aggrave son déficit et enrichit ses prêteurs. Qu’il le veuille ou non, le consommateur est obligé de dépenser, dût-on le financer à perte. Perte publique, mais bénéfices privés.
Cette spirale de la dépense contrainte, parfois habillée en « investissement » afin de la rendre vertueuse, est appliquée aux consommateurs, aux entreprises, à l’État et aux collectivités locales. Elle est le seul moyen de consolider les bénéfices et les marges des secteurs économiques subsistants : les banques, les télécoms, les transports, l’industrie du BTP et les équipementiers, mais aussi des services marchands (grande distribution) et non marchands (la santé ou la silver économie). Ce système non solvable – car sous-productif – est structurellement en déficit, et l’économie d’endettement est devenue la règle. Dette publique et dette privée cumulées atteignaient, en 2021, 361 % du PIB français, selon la Banque des règlements internationaux.
Suivant cette logique de la pente à sens unique, quand la natalité française s’est effondrée, dans les années 1970, à la suite de l’évolution des mœurs et de réformes de société, le déficit des naissances a été compensé par une hausse lente mais ininterrompue de l’immigration, déconnectée du travail, puisque la priorité manifeste est devenue l’accroissement du nombre des consommateurs.
La santé publique et l’économie sociale ont pris le pas sur l’école et la formation de l’esprit : leurs deux vertus sont de maintenir en forme des consommateurs dont l’existence est marchandisée – ou valorisée -, de la procréation (assistée) à l’Ehpad ; et de stabiliser leur pouvoir d’achat. Cette singulière opération fédère des convergences idéologiques et d’intérêts tout à fait inattendues, qui vont du patronat le plus rude aux syndicats de salariés, et du pape à La France insoumise.
Ainsi, une partie importante des patrons des plus grandes entreprises pousse en faveur d’un flux d’immigration continu qui nourrit la faible croissance française tributaire du volume de la population (plus d’unités de consommation vaut plus de croissance). Certes, le patron du Medef reconnaît qu’il revient à l’État de définir la politique migratoire, mais de nombreuses fédérations sectorielles réclament de nouveaux flux à grand renfort de communication publique.
L’existence de « métiers sous tension » (concept efficace de marketing économique) est la conséquence d’un système qui repose sur la nécessité de consommer coûte que coûte (aller au restaurant, se déplacer ou acheter un manga – le passe culture est d’ailleurs devenu leur fourrier sans aucune ambition culturelle). La fragile chaîne de la consommation ne doit pas s’arrêter, qui repose sur de nombreux soutiers mobilisables 24 heures sur 24 (routiers, manutentionnaires, porteurs à vélo). D’ailleurs, sauf exception comme la pénurie de médecins (numerus clausus et féminisation obligent, puisque le temps de travail des femmes médecins, majoritaires, s’avère bien moins long) ou d’ingénieurs (qui sont captés par la finance), l’immigration du travail recherche des bras plus que des cerveaux. Car les bras font défaut dans les métropoles où le logement abordable et décent est inexistant pour les travailleurs pauvres sans enfants, sauf à vivre collectivement.
Cette situation a contribué à la disparition du peuple de Paris au tournant du XXIe siècle, un des plus grands phénomènes sociologiques de notre temps. Avec lui, la gouaille, l’humour et l’impertinence ont quitté les rues de la capitale. Ce peuple, dont le dernier acte politique a été d’élire Jacques Chirac, a été invité à quitter la capitale et la petite couronne. On s’étonne souvent que La France insoumise ou les mouvements sociaux peinent à rassembler plus de 30 000 à 40 000 manifestants lors des rendez-vous sociaux à Paris, mais comment le peuple disparu pourrait-il y manifester (sauf à venir de province comme sous les « gilets jaunes ») – c’est évidemment différent si cadres et étudiants sont de la partie ? Le peuple parisien alimenté par les provinciaux a été remplacé par de nouvelles populations : les cadres (60 % des Parisiens ont un master contre 20 % des Français), les étudiants, les domiens, très présents dans la fonction publique, et les immigrés de diverses générations qui partagent le parc social avec une minorité de fonctionnaires.
Quand la riche population parisienne a besoin de recourir à de la main-d’œuvre à bas coût, qu’il s’agisse du gardiennage d’immeubles, du portage des repas à domicile pour les étudiants et jeunes cadres aisés, de l’assistance aux personnes dépendantes, des travaux de nettoyage des domiciles ou des bureaux, la main-d’œuvre disponible est souvent issue de l’immigration récente. Celle-ci accepte tout salaire et toutes conditions de travail (y compris clandestin), alors que le peuple historique est parti et que les enfants d’immigrés nés en France sont engagés ailleurs : dans un processus d’ascension sociale, ou dans toute autre activité, car ils refusent généralement les rudes conditions acceptées par leurs parents (comme un travail de nuit pour 1 500 euros dans une des villes les plus chères du monde). Quand le patronat de la restauration ou des entreprises de services déplore les emplois non pourvus, sait-il qu’en province des natifs se battraient pour eux – sauf si des revenus de substitution équivalaient ? Mais c’est à Paris et dans les métropoles que les classes aisées rassemblées réclament la main-d’œuvre dont elles ont besoin.
Le plus simple, pour les pouvoirs publics, est d’augmenter l’immigration du travail, même clandestine, puisqu’elle trouve à s’employer dans les économies formelle et informelle ; ajoutons que l’économie criminelle, en constante recherche de main-d’œuvre, est aussi à l’affût. Enfin, dans ce pays en profonde dépression démographique, la surnatalité des migrants, l’arrivée de leurs conjoints et de leur fratrie (à laquelle Emmanuel Macron a élargi le regroupement familial pour les « réfugiés » mineurs ou présumés tels) sont un autre moyen d’accroître le nombre des consommateurs ; mineurs et réfugiés interdits de travailler sont d’ailleurs solvabilisés par les départements ou l’État (pour un coût annuel très supérieur au smic pour un employeur).
Ainsi coexistent un fort taux de chômage chez les immigrés installés (le double des nationaux) et un appel d’air vers les primo-arrivants, même non francophones. À salaire et travail égal, le même emploi dans la restauration est souvent pourvu par des natifs en province, et par des primo-arrivants à Paris, Lyon ou Bordeaux. Avec vingt ans de retard, Paris s’est londonisé. Le faible niveau des bas salaires, désincitatif, pousse en ce sens, malgré un coût du travail élevé – puisque chaque actif occupé fait vivre 2,9 personnes par son travail. Le couplage aides sociales-travail clandestin assure un revenu égal voire supérieur à l’emploi formel, sans la contrainte d’avoir un patron.
La situation actuelle résulte d’une conjonction de choix délibérés, anciens ou récents, et de leurs conséquences. Personne n’a congédié le peuple historique de Paris, mais il est parti. Pour pourvoir les emplois en souffrance par des nationaux inemployés, il existe bien des solutions : décentralisation, réindustrialisation, plans de formations ciblés – notamment dans les métiers de bouche ou l’agriculture, où les filières ont été laminées -, réserve de la moitié du parc social aux travailleurs pauvres et aux petits fonctionnaires, réactivation des désuets foyers de jeunes travailleurs, ouverture de l’éventail entre revenus du travail et allocations, salaires nets égaux ou supérieurs à 2 000 euros pour les temps pleins, etc. Tout cela toucherait à la fois à notre modèle social et à sa nouvelle économie. Aussi, à situation inchangée, accroître le nombre des consommateurs est le plus simple. Coûte que coûte. ■