D’innombrables Libanais peinent à récupérer leur argent, bloqué par des banques qui se déclarent ruinées. Mais des clients triés sur le volet continuent à profiter de leurs fonds, grâce à un système mis en place par la succursale française de Bank Audi. Parmi eux, des proches de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, l’ambassade d’Arabie saoudite, ou encore un influent financier du Hezbollah. Révélations.
Avenue des Champs-Élysées, au cœur du 8ᵉ arrondissement de Paris, à deux pas de l’Arc de triomphe, une plaque discrète indique « Bank Audi ». Rien à voir avec les berlines bavaroises : pour les initiés, le nom résonne comme un écho lointain du fracas de Beyrouth.
Sur deux niveaux, la banque libanaise fondée en 1830 s’est inventé une vie parallèle, loin des files d’attente rageuses et des guichets fermés qui ont marqué l’effondrement du système financier au pays du Cèdre – certains usagers sont allés jusqu’à la prise d’otage pour tenter de récupérer leurs économies d’une vie. Ici, les clients entrent sans appréhension, cartes en main, reçus par une phrase dont sont encore privés des millions de Libanais : « Vos fonds sont disponibles. »
Fichiers hautement sensibles
La crise économique déclenchée en 2019 au Liban a bouleversé l’existence de milliers de déposants, pris en étau entre le gel officieux de leurs capitaux par les banques elles-mêmes (l’État n’a pas ce pouvoir) et l’effondrement de la livre libanaise. Alors comment Bank Audi France, cette filiale d’une des principales banques du pays, peut-elle encore avoir des fonds à sa disposition ? Et ce, alors même que des dizaines de déposants libanais ont intenté devant la justice française des procédures de saisie d’avoirs pour récupérer leurs économies ?
Grâce à une liasse de documents auxquels Revue21 a pu avoir accès, le mystère est résolu. Ces fichiers hautement sensibles révèlent comment Bank Audi a mis en place une minutieuse opération de rapatriement des fonds, au nez et à la barbe des organes français dédiés à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Le tout pour maintenir une gestion de clientèle en vase clos, où argent liquide et clients risqués sont choyés.
Un magot à l’abri des créanciers
D’après nos calculs, depuis 2019, date du début de la crise, au moins 550 millions de dollars et 200 millions d’euros ont ainsi été virés depuis le Liban vers la France. Officiellement, pourtant, les banques libanaises sont ruinées. Et, sauf exception médicale ou de première nécessité, il est impossible pour leurs clients d’envoyer des fonds à l’étranger. Le pays est placé en défaut de paiement, la banque centrale n’a pas de réserves. Surtout, au début de la crise, Bank Audi avait un trou de plus de 20 milliards de dollars dans sa trésorerie.
L’enjeu d’une telle opération de siphonnage des comptes de ses clients libanais était donc double : sauver la relation de confiance avec une clientèle de la diaspora triée sur le volet, et constituer un magot, à l’abri des créanciers, pour recapitaliser la banque quand, de guerre lasse, les épargnants lambda auront accepté de ne jamais récupérer leurs économies.
Bloquer les comptes dans le rouge
À Paris, l’établissement a commencé par cibler les comptes les plus exposés à la paralysie libanaise : familles aisées, clans politiques influents ou entrepreneurs à la tête d’affaires florissantes. Pour chacun de ces privilégiés, des exfiltrations de fonds sur mesure.
Mais à partir de 2021, même en France, les demandes de saisie de fonds par des clients libanais se multiplient à Paris : conscients qu’ils ne récupéreront jamais leurs économies au Liban, ces derniers saisissent la justice française qui, dans certains cas, se déclare compétente. L’argent n’est plus à l’abri, même entre les murs feutrés d’Audi Bank.
S’enclenche alors la seconde partie du plan. Afin de s’assurer que les chiffres de la banque restent dans le rouge, les virements se succèdent à partir de fin 2022 vers les comptes français de trois sociétés holdings du groupe bancaire : Audi Investments, APB Holding, Banaudi Holding. Au total, 43,4 millions de dollars sont ainsi préservés des secousses, en attendant que la dévaluation de la monnaie et d’éventuelles réformes locales ouvrent la voie à des recapitalisations.
Des boutiques du triangle d’or
Depuis que ces fonds libanais ont été mis à l’abri à Paris, la filiale française ne s’est pas cantonnée aux simples affaires courantes. Revue21 a identifié une dizaine de clients dont l’utilisation de cash aurait, dans n’importe quel autre établissement, donné lieu à des signalements aux autorités.
Il y a d’abord les ambassades d’Arabie saoudite, du Liban et d’Irak, clientes de Bank Audi Paris. Entre 2022 et 2024, elles ont respectivement déposé en liquide 366 000 euros, 2,3 millions d’euros et 1,5 million d’euros. Des dépôts qui, par leurs montants, devraient être classés « à risque » et justifier un protocole de justifications. Mais il y a aussi des boutiques du « triangle d’or » parisien : le vendeur de montres Élysées Shopping (5,8 millions d’euros), l’enseigne de haute couture Zuhair Murad (494 000 euros) ou encore la compagnie aérienne libanaise Middle East Airlines (MEA, 489 000 euros).
Sunnites et chiites
Miracle œcuménique de la finance, on retrouve aussi des opérations qui semblent, pour un temps, gommer les déchirures confessionnelles entre sunnites et chiites. Le clan Hariri – du nom de Saad Hariri qui, après son père Rafic, a été plusieurs fois Premier ministre du Liban – utilise les mêmes guichets pour son argent liquide qu’une famille chiite proche du Hezbollah. Un rapport interne montre ainsi que l’ancien ambassadeur à Paris et proche conseiller de Saad Hariri, Johnny Abdou, a remis plus de 260 000 euros d’argent liquide sur un compte alimenté par l’ancien Premier ministre lui-même.
Parmi les habitués de l’agence parisienne, on trouve aussi l’épouse de Kassem Hejeij, influent financier que le Trésor américain a placé sous sanction pour ses liens avec le Hezbollah. Les Hejeij, à la tête de la banque MEAB, ont ainsi reçu en avril 2022 des fonds en liquide, sans justification, et un virement de 1,7 million d’euros avant de procéder à l’achat d’un appartement à Paris.
Bombes à retardement
D’après nos informations, ces mouvements opaques n’ont pas été identifiés, et encore moins signalés aux autorités françaises. Elia Samaha, directeur de Bank Audi France, n’a pas répondu dans le détail à nos questions, affirmant être tenu par le « secret professionnel ». Avant d’assurer que sa banque applique « strictement les obligations de vigilance et de contrôle interne prévues par le Code monétaire et financier, ainsi que l’ensemble des règles en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ».
En novembre, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR, qui dépend de la Banque de France) avait écrit aux filiales tricolores des banques libanaises pour les mettre en garde contre « plusieurs facteurs de risques ». Puis plus rien. Il ne fait pourtant aucun doute que ces sociétés enregistrées comme des établissements français sont des bombes à retardement. Après avoir participé à l’effondrement de l’économie nationale, le secteur bancaire libanais s’est trouvé une planque : le triangle d’or parisien.
