LE FIGARO. – Depuis le début de cette guerre, la Pologne a apporté un soutien massif à l’Ukraine. Comment expliquer cet élan ?
Andrzej DUDA. – Je suis très fier de mes compatriotes. Ils ont été les premiers à se porter au secours des Ukrainiens sur la frontière, pour accueillir chez eux les réfugiés qui fuyaient les bombes. C’était tout à fait extraordinaire, spontané car, je le souligne, nous n’avons eu à construire aucun camp de réfugiés. Mes compatriotes connaissent très bien nos voisins ukrainiens, qui sont connus ici en Pologne depuis les dernières années comme un peuple travailleur et solide. L’autre raison, c’est que les Polonais n’ont pas oublié ce qu’est l’occupation russe, ce qu’est une invasion russe, et comment l’armée russe se comporte. Son arrivée signifie la mort, la brutalité, une lutte sans merci.
Vous attendiez-vous à l’attaque russe ?
Nous savions que la Russie allait attaquer. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, avec le président lituanien, Gitanas Nauseda, d’aller à Kiev pour démontrer notre unité. On s’est retrouvés là-bas littéralement quelques heures avant l’invasion. Nous avons assuré le président Zelensky de notre soutien. C’était très important et très émouvant pour moi. Le président Zelensky était sûr que cette attaque arrivait. Il m’a dit qu’il ne fuirait nulle part et ne se rendrait jamais. Que nous ne nous reverrions peut-être jamais. Il m’a dit aussi : « Si Poutine croit que nous allons nous rendre, il fait une énorme erreur, car l’Ukraine résistera jusqu’à la dernière goutte de sang. »
Vous avez développé une relation très étroite avec lui ?
C’est en effet une relation particulière, et depuis la guerre, pour moi, elle s’est cimentée. J’ai une grande estime pour lui, et je suis admiratif de lui en tant que président, car il est prêt à donner sa vie pour l’Ukraine. Notre amitié date d’une rencontre quelques semaines avant l’invasion, à Wisla, dans une résidence présidentielle en Pologne, où il est venu me voir. Un soir, nous avons eu un entretien très sincère, très personnel. Il m’a expliqué comment il était devenu président, comment il voyait sa mission et se voyait lui-même. Cela nous a rapprochés. Ce souvenir provoque encore chez moi de vives émotions que je devrais peut-être coucher sur le papier un jour, parce que, historiquement parlant, c’est très important.
Si vous deviez définir Zelensky, que diriez-vous ?
C’est un homme très intelligent, déterminé à agir pour le bien de son pays, selon un système de valeurs qui me semble très proche du mien. Il a risqué tout son avenir pour accepter cette fonction, car il voyait que les choses allaient mal en Ukraine et il voulait changer la situation. Je l’ai vu pour la première fois à Bruxelles, et j’ai constaté que bien qu’il n’ait aucune expérience politique, il avait une chance de changer beaucoup de choses car il est honnête et veut agir. C’est cela qui a éveillé mon intérêt. Cette absence totale de cynisme politique.
Vous vous êtes rendu en janvier avec lui, pour déposer des gerbes dans un cimetière historique de Lviv, qui suscite d’ordinaire des tensions entre Ukrainiens et Polonais. La guerre permet d’enterrer les fantômes du passé ?
Lors de notre visite à Lviv, avec le président de l’Ukraine, nous nous sommes rendus au cimetière de Lychakiv. Nous avons rendu hommage à la mémoire des soldats polonais morts pour l’indépendance de la Pologne lors de la défense de Lviv il y a plus de cent ans. Nous avons également rendu hommage aux héros ukrainiens qui sont morts pour leur patrie lors la guerre en cours. En honorant la mémoire de tous les Polonais et Ukrainiens tombés au combat, nous montrons à quel point les temps ont changé. Cela signifie que malgré un passé difficile, nous sommes aujourd’hui conscients que des relations de bon voisinage peuvent se construire. Soit nous sommes ensemble en cette heure décisive, soit nous perdons notre liberté.
Mais n’est-on pas dans un moment de bascule historique, avec un leadership nouveau pour la Pologne, qui se pose en puissance militaire et a forcé l’Allemagne à accepter l’envoi des Leopard par exemple ?
En Pologne, nous comprenons que l’impérialisme russe est un fait. Excusez-moi, mais la dernière fois que vous avez vu des soldats russes à Paris, c’était après la retraite de Napoléon, alors qu’ils ont quitté la Pologne en 1993 ! Notre perception est absolument différente. Celle des pays Baltes est encore plus dure, car ils ont été des républiques soviétiques et ont vécu un enfer. Lorsque l’Europe fêtait la victoire sur Hitler, nous, en Pologne, nous tombions sous une autre occupation, celle de l’armée de Staline. Jusqu’à aujourd’hui, nous recherchons les corps des soldats polonais assassinés par le pouvoir communiste et soviétique. À cause de cette expérience commune, les pays de l’Europe orientale sont solidaires face à Moscou. Nous sommes ensemble mais nous sommes aussi dans l’Otan. Si on considère la Pologne, il est vrai qu’en Europe orientale, nous sommes le pays le plus grand, le plus peuplé. Point très important, notre territoire est une clé stratégique vers les pays Baltes, à travers le couloir de Suwalki. Si le corridor de Suwalki, ces 65 km de frontières polono-lituaniennes, entre la Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad, n’est pas défendu, les pays Baltes se retrouveront coupés du reste de l’Otan. Nous prenons ça très au sérieux, aussi bien nous que nos partenaires baltes. Je ne cesse de le répéter aux présidents baltes : tant que nous avons été ensemble il y a quelques siècles, nous avons pu tenir tête à la Russie.
Vous avez souligné que l’Europe occidentale n’avait pas la même perception de la menace russe, n’ayant pas subi le deuxième totalitarisme du XXe siècle. Avez-vous néanmoins le sentiment que la compréhension de la menace, progresse à Paris et Berlin ?
J’ai du mal à répondre de manière univoque à cette question. Récemment encore, nous avons eu un problème important avec l’Allemagne sur la question du marché de l’énergie, sur lequel on laissait la Russie dominer. Le problème très important des deux gazoducs entre la Russie et l’Allemagne persiste. La Russie voulait rendre l’Europe dépendante de son gaz pour poursuivre ses objectifs politiques par le chantage. Ces gazoducs contournent les pays d’Europe centrale, et ce n’est pas un hasard. Nous l’avons dit maintes fois. Nous disions toujours que cette question ne pouvait être traitée comme un calcul économique. Car Gazprom n’est pas une entreprise comme les autres, c’est un bras armé de Moscou
Vous en voulez aux Allemands de cet aveuglement?
Oui, bien sûr, je l’ai dit haut et fort à la chancelière Merkel à l’époque, et cela a créé de forts grincements quand elle a triomphalement annoncé l’ouverture du gazoduc North Stream II. J’ai dû exprimer très clairement ma désapprobation. Pendant six ans, j’ai essayé de les convaincre d’arrêter la construction, car c’était un grave danger pour la Pologne, pour la Slovaquie, pour l’Ukraine. Sans résultat.
Avez-vous le sentiment que la révolution stratégique qu’annonce l’Allemagne marque un changement clé ?
J’ai l’espoir que, chez les Allemands, qui sont généralement rationnels, ce rationalisme va prendre le dessus dans cette affaire également. Jusqu’à présent, c’est l’appât des bénéfices économiques qui a prévalu. Nous avions l’impression qu’ils méprisaient ce problème, l’important pour eux n’était pas l’intérêt des Européens, mais la nécessité de trouver un moyen commode d’acheminer le gaz pour leur industrie, quels que soient les coûts géopolitiques et le prix payé par d’autres pour leur sécurité. Il s’agissait pour Poutine de faire pression sur l’Europe. C’est pourquoi, en Pologne, nous avons soigneusement diversifié les sources d’approvisionnement en gaz.
La France et la Pologne ont traversé une période de tensions, notamment en raison du dialogue du président Macron avec Poutine. Ces inquiétudes sont-elles derrière vous ?
J’ai rendu visite à Emmanuel Macron il y a un an, et on a eu une très bonne discussion. Il n’y a aucun problème entre nous. Si notre regard sur la Russie est différent, c’est probablement que nos expériences sont très différentes. Emmanuel Macron, quand il parle à Poutine, peut penser qu’il y a des possibilités d’accord, alors que je pense qu’un accord avec Poutine est impossible. Je pense que l’unique chose à faire pour arrêter la Russie, c’est de soutenir l’Ukraine.
Vous avez développé une relation stratégique clé avec les États-Unis. C’est votre assurance de sécurité ?
Bien sûr, c’est la raison pour laquelle nous avons tout fait pour adhérer à l’Otan, afin d’avoir les garanties de l’article 5 du traité. Il ne s’agit pas seulement de mots. Nous avons, avec la présence renforcée de l’alliance sur le flanc oriental, près de 10 000 soldats américains sur notre sol. La Pologne étend ses capacités défensives. Nous achetons des armements. En 2023, nous dépenserons plus de 4 % du PIB pour la défense. C’est le double du niveau attendu des alliés de l’Otan. Aujourd’hui, nous construisons une sécurité commune, un pour tous, tous pour un.
Imaginez-vous une possible attaque russe contre la Pologne ?
N’oubliez pas qu’une attaque de la Russie contre la Pologne serait une attaque contre l’Otan. Quand les États-Unis ont été attaqués en 2001, tous les alliés se sont mis du côté américain pour combattre les terroristes. Nous croyons que s’il y avait une attaque contre un pays de l’Otan quel qu’il soit – la réponse serait la même : rapide et résolue.
On parle beaucoup de Poutine, mais l’élite russe semble prise dans une psychose impériale collective ?
Rien n’a changé depuis les tsars. Pendant le communisme, c’était la même chose, c’est juste l’idéologie qui était différente. Ce qui unit toutes les générations, c’est la mentalité grand-russe, un impérialisme qui est un colonialisme à la russe – de nombreux pays d’Europe centrale et d’Asie centrale ont été colonisés par Moscou.
Faut-il les aider les opposants à Poutine en Europe à se préparer au cas où le régime tombait?
La Pologne a une expérience de cinquante ans, durant laquelle elle a combattu l’impérialisme russe sans tirer un seul coup de feu. Après 1980, et malgré l’état de guerre, 10 millions de Polonais ont, grâce à Solidarité, vaincu le communisme sans violence. Par l’action puissante de la société, aidée par l’Occident. Je ne sais pas si c’est possible en Russie, mais c’est possible en Biélorussie ! En Russie, cela pourrait l’être aussi, je pense d’ailleurs que Vladimir Poutine en a peur. C’est pour cela qu’il appelle sous les drapeaux non pas les Moscovites ou les Saint-Pétersbourgeois, mais les hommes de la Russe profonde. Je crois que si Poutine recrutait les enfants des oligarques pour la guerre, ses jours seraient comptés !