La première fois que le cheikh Ahmad al-Fahad al-Sabah a croisé la route de Michel Platini, il lui a sans doute parlé de son père. Une vieille connaissance qui, durant la rencontre France-Koweït de la Coupe du monde 1982, avait débarqué sur le terrain pour faire annuler le quatrième but français, inscrit par Alain Giresse sur une passe du numéro 10 des Bleus. Platini n’en avait pas tenu rigueur au cheikh, frère cadet de l’émir du Koweït, acceptant de porter le maillot de l’émirat lors d’un match amical en 1988, puis d’y envoyer ses Bleus en tournée.
La dernière fois que le cheikh Ahmad al-Fahad al-Sabah a croisé la route de Michel Platini, c’était dimanche 19 juillet, à l’hôtel Baur au lac de Zurich, et ils n’ont sans doute pas parlé de son père, mort il y a vingt-cinq ans en défendant le palais royal envahi par l’armée irakienne. Il était plutôt question de la Fédération internationale de football (FIFA), et de son trône – laissé vacant par Sepp Blatter –, que l’un des deux pourrait occuper à l’issue de l’élection fixée au 26 février 2016.
Le cheikh et l’ancien Ballon d’or ont en commun une bonhomie naturelle, le goût de la bonne chère et de la politique, les deux en même temps si possible. Ils sont, avec Sepp Blatter, au centre du jeu politique qui occupera le football mondial ces prochains mois et, pour l’heure du moins, ne se posent pas en adversaires puisque seul le Français a officialisé sa candidature à la présidence de la FIFA. Loin de là : ils ne se quittent plus. Zurich le 28 mai, Berlin le 6 juin, Lausanne le 9 juin : dans les jours qui ont suivi le coup de filet anticorruption au congrès de la FIFA, les deux hommes se sont entretenus au moins trois fois.
« Il ne faut pas minimiser le fait que le cheikh et Platini se rencontrent et se parlent, observe un fin connaisseur de la FIFA. Je pense que le cheikh est plus rusé que Platini. Ce dernier ne peut devenir président qu’avec son appui. » Notre interlocuteur n’est pas le seul à attribuer un poids considérable à cet homme de 53 ans, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions. « On dit qu’il contrôle au moins 35 voix dans le congrès de la FIFA. Sur cette base, vous pouvez forger des alliances et faire basculer un vote », dit James Dorsey, spécialiste du Moyen-Orient et auteur du livre – et du blog – The Turbulent World of Middle East Soccer (non traduit, Hurst and Oxford University Press, 2014).
« Il n’est pas venu au comité exécutif pour seulement faire des connaissances »
Avant le scandale, Guido Tognoni, ancien conseiller de Sepp Blatter, prévenait : « Le cheikh Al-Sabah sera le prochain président de la FIFA. Il est assez jeune, a les connexions et les moyens financiers pour réussir une campagne présidentielle, et il n’est pas venu au comité exécutif pour seulement faire des connaissances. » Ce charismatique quinquagénaire aux longs cheveux bouclés, dont la précédente expérience dans le football fut un passage anecdotique comme sélectionneur de l’équipe nationale, venait alors d’intégrer l’instance suprême de la FIFA dans des circonstances valant presque déclaration de candidature.
Homme le plus puissant du football asiatique, soutien indéfectible du régime vérolé de Sepp Blatter, Al-Sabah était assuré d’obtenir l’un des trois sièges disponibles au comité exécutif. « Mais l’élection a été manipulée pour favoriser sa stratégie, qui était d’obtenir un siège pour deux ans et non quatre », relate James Dorsey. Le but était de se faire réélire en 2017 afin d’être en meilleure position pour se présenter à la présidence de la FIFA après le départ du Suisse, prévu initialement en 2019. Les règles de l’élection furent modifiées dans les heures précédant le vote, et tous les candidats renoncèrent à se présenter pour le mandat de deux ans, laissant la voie libre au Koweïtien.
« Le cheikh », comme tout le monde l’appelle, sait gagner une élection, pour son compte ou pour ses proches. Reprenant le flambeau à la mort de son père, il a intégré le Comité international olympique (CIO) et s’est forgé un réseau varié et fidèle à force d’accolades chaleureuses, de grands crus généreusement offerts et de services rendus. Une pratique éprouvée dans la politique intérieure koweïtienne, à en croire ce câble diplomatique américain de 2008 divulgué par WikiLeaks et le présentant comme « le seul membre de la famille royale qui ait à la fois l’ambition et la capacité de diriger le pays. Il est aussi largement considéré comme étant corrompu (…). Il a été accusé d’avoir manipulé les élections législatives en faveur des tribus afin qu’elles se rallient à lui ».
Soupçons de corruption
Ancien ministre de l’information puis de l’énergie, président de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) de 2003 à 2005, Al-Sabah vient de mettre de côté pour un temps ses ambitions politiques au pays, à l’issue d’un imbroglio politico-juridique qui l’a poussé, humiliation suprême, à présenter ses excuses à l’émir, son oncle, à la télévision publique.
Les soupçons de corruption escortent le cheikh depuis longtemps. Dans le handball, notamment. Il a succédé à son père à la présidence de la confédération asiatique (AHF) et a, à ce poste qu’il occupe toujours, présidé au plus grand scandale de l’histoire récente de ce sport : un match truqué permettant au Koweït, avant que le Tribunal arbitral du sport n’invalide l’escroquerie, de se qualifier pour les Jeux de Pékin en 2008 aux dépens de la Corée du Sud.
Le mode opératoire était connu et dénoncé un an plus tard par le Bahreïni Mohammed Abul, ancien vice-président de la confédération : « L’AHF est corrompue. Ils aiment désigner des arbitres inconnus et les payer pour qu’ils manipulent les matchs. » Lorsque le scandale a éclaté, le Koweït avait remporté les quatre derniers championnats d’Asie auxquels il avait participé. Depuis, le pays du cheikh n’en a plus gagné un. Mais le cheikh, lui, a été décoré par le président de la Fédération internationale, son protégé Hassan Mustafa.
C’est en 2012, en prenant la tête de la puissante Association des comités nationaux olympiques (ACNO), qu’Al-Sabah est devenu un acteur majeur. Une promotion à peine ternie par les accusations de son prédécesseur, le Mexicain Mario Vazquez Rana, selon lequel le cheikh avait offert « 50 000 “raisons convaincantes” à des dirigeants du monde du sport » de voter pour lui. Le vieux dirigeant est mort en février, et Al-Sabah n’a jamais répondu à ces accusations.
« Il a de l’influence et il l’utilise »
Si tant est que le cheikh ait un jour puisé dans sa fortune personnelle, il peut désormais s’en passer. En tant que président de l’ACNO, il tient les cordons du Fonds de solidarité olympique, une bourse de 400 millions d’euros, sur la période 2013-2016, à répartir entre les 205 comités nationaux (CNO).
« C’est une position importante puisque la grande majorité des membres du CIO proviennent des CNO. Il a de l’influence et il l’utilise », souligne le Suisse Denis Oswald, qui, en 2013, s’était incliné dans la course à la présidence du CIO face à l’Allemand Thomas Bach.
La victoire du champion olympique d’escrime devait en partie au soutien d’Al-Sabah, d’ailleurs énoncé publiquement, en contradiction avec le règlement du CIO. Lors de ce congrès de Buenos Aires, le cheikh avait aussi obtenu le maintien de la lutte aux JO et le choix de Tokyo comme ville organisatrice des Jeux 2020. S’assurer rapidement le soutien d’Al-Sabah avait été l’une des clés de la victoire japonaise, estime l’un de leurs conseillers.
« Il est fidèle en alliances, mais on n’a pas intérêt à le tromper », sourit Armand de Rendinger, consultant et auteur de La Tentation olympique française (France-Empire, 2014). Le président de l’organisation SportAccord, Marius Vizer, dont Al-Sabah avait porté la candidature face à Bernard Lapasset en 2013, s’en est aperçu en étant poussé à la démission pour avoir osé s’en prendre à Thomas Bach.
Difficile de mesurer l’influence du cheikh au sein de l’institution faîtière du sport mondial, tant ses 100 membres actifs sont réputés jaloux de leur indépendance. Proche des athlètes, qu’il admire, il est surtout précieux par sa capacité à susciter des rapprochements entre les continents ou entre les familles olympiques. « Il fait partie des grands leaders, il n’y en a pas cinq comme lui », assure Armand de Rendinger.
« Je n’ai jamais roulé pour moi-même, je crois beaucoup plus au travail du groupe », disait Al-Sabah en 2014 au site spécialisé Francs Jeux, pour justifier son refus de briguer la présidence du CIO. « J’ai l’impression qu’il n’a pas besoin du pouvoir, qu’il vient pour se faire plaisir », ajoute l’un de ses nombreux admirateurs, un habitué des congrès du CIO qui apprécie son franc-parler.
Dans l’ambiance compassée de ces réunions au sommet, il arrive au cheikh de détonner en se baladant en blouson de cuir ou en habit traditionnel. « Il ne se prend pas au sérieux, ajoute l’« admirateur », il est très décontracté et dit toujours ce qu’il pense, quitte à choquer beaucoup de membres du CIO. S’il peut se le permettre, c’est qu’il est presque incontournable. »