Le compte à rebours est lancé. Annoncée le mois dernier par le président Erdogan, l’opération militaire turque dans le nord de la Syrie semble imminente. « Les forces de l’Armée syrienne libre (supplétifs syriens de l’armée turque) sont sur le pied de guerre. La mobilisation est flagrante », raconte via WhatsApp un habitant d’Azaz, bourgade syrienne à la lisière de la Turquie. Ses affirmations confirment les gros titres de la presse nationale. « Les unités de l’armée turque positionnées à la frontière turco-syrienne sont prêtes et n’attendent plus que l’ordre d’intervenir pour passer à l’action », peut-on lire à la une du quotidien Hürriyet.
Cette nouvelle incursion visant, selon le reis turc, à « nettoyer la région de la présence des terroristes » (référence aux combattants kurdes) est pourtant controversée. Ces dernières semaines, les États-Unis ont multiplié les avertissements contre le risque de « déstabilisation régionale » en s’attaquant à ces mêmes forces longtemps soutenues par la Coalition internationale contre les djihadistes de l’État islamique. Mercredi encore, la secrétaire d’État adjointe pour le Moyen-Orient, Barbara Leaf réaffirmait lors d’une audience parlementaire la « profonde inquiétude » de son gouvernement.
Mais Erdogan est fin calculateur : la guerre en Ukraine, au cœur de toutes les préoccupations, lui offre une fenêtre de tir exceptionnelle pour avancer ses pions. La préparation de l’intervention coïncide avec le débat houleux sur l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, à laquelle Ankara s’oppose en leur reprochant, justement, d’héberger des « terroristes » du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), proches des forces kurdes syriennes. « Convaincu que l’Otan ignore les préoccupations sécuritaires de la Turquie, Erdogan semble partir du principe qu’il dispose maintenant d’un levier pour forcer certaines concessions », confie le spécialiste de la Turquie, Nicholas Danforth, au journal The Independent. Quant à la Russie, autre obstacle traditionnel aux opérations turques en Syrie, elle n’a pas émis d’objection au dessein turc. Lors de sa visite, cette semaine, à Ankara, pour négocier le transport du blé en mer Noire, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a indiqué « prendre en compte les inquiétudes sécuritaires de la Turquie au nord de la Syrie ». Confirmation qu’avec la guerre en Ukraine, les priorités de Vladimir Poutine ont changé : ces dernières semaines, une partie du contingent russe en Syrie a déjà été redéployée sur le front du Donbass.
En lançant une nouvelle incursion transfrontalière, la quatrième en six ans, Ankara vise deux positions stratégiques : Tall Rifaat, au sud d’Azaz et Manbij, plus à l’est, à partir desquelles les milices kurdes YPG, proches du PKK, sont accusées d’attaquer l’armée turque. À terme, Erdogan ambitionne de les déloger une fois pour toutes de sa frontière en élargissant la « zone de sécurité », profonde de 30 km, qu’il espère un jour voir courir sur quelque 450 kilomètres d’Afrine, conquise en 2018, à Qamishli, à l’est.
Mais son calcul répond également à des considérations politiques. En intervenant chez son voisin, il entend faire d’une pierre deux coups : se débarrasser d’une partie des 3,7 millions de réfugiés syriens et « arabiser » cette région mixte du Nord syrien. Une « ingénierie démographique » qui lui permettrait, en interne, de calmer la vague xénophobe, renforcée par la crise économique, et de redorer son blason à l’approche du scrutin de 2023.
Sentiment nationaliste
Le pari, bien que risqué, a déjà fait ses preuves lors des précédentes interventions militaires. En 2019, l’opération Source de paix lancée quelques mois après la défaite du parti d’Erdogan (AKP) aux élections municipales d’Istanbul et d’Ankara avait permis de rétablir l’aura du président en ravivant le sentiment nationaliste de la population. Un an plus tôt, en 2018, le « succès » de l’opération Rameau d’olivier contre Afrine, à majorité kurde, avait encouragé Erdogan à convoquer des élections anticipées, au mois de juin, pour que les urnes ne lui soient pas trop défavorables. En 2016, déjà, l’intervention dite « Bouclier de l’Euphrate » contre l’État islamique, puis les combattants kurdes, avait été une véritable démonstration de force du président turc, quelques mois après la tentative de putsch contre sa personne. « Les régions du nord de la Syrie contrôlées par les Kurdes sont devenues le défouloir d’Erdogan : des régions qu’il peut frapper lorsque cela convient à son programme national, si les circonstances internationales s’y prêtent », estime Christopher Phillips, maître de conférences à la Queen Mary University of London et auteur de The Battle for Syria : International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press).