Quelle différence existe-t-il entre les supplices pratiqués par Daëch, au nom d’une certaine jurisprudence islamique, et ceux préconisés contre Daech par une référence modérée en matière de jurisprudence islamique comme al-Azhar ?
La déclaration du recteur d’al-Azhar, à la suite de l’immolation de Mouaz al-Kassasbeh par Daech, a coupé l’herbe sous les pieds de tous ceux qui, contre vents et marées, osent affronter une opinion publique afin de défendre l’homme musulman et lutter contre l’islamophobie. En effet, on voit mal quelle différence existerait entre les tortures et les supplices effroyables que Daech fait subir à ses ennemis, se prévalant d’interprétations de la loi islamique, et le fait d’al-Azhar, autorité islamique de référence, de rendre licites les amputations, les lynchages et le supplice du feu contre les partisans de l’État islamique.
Jusqu’à la prise de position d’al-Azhar, il était relativement aisé de faire face à l’islamophobie, constamment analysée par rapport à son objet, l’islam, et non par rapport à son sujet, l’islamophobe. Pour ce dernier, l’essence même de l’imaginaire musulman résiderait dans un psychisme d’une extrême violence qu’autorise la volonté divine à laquelle le croyant ne peut se soustraire sous peine de passer pour un renégat. Cela se double d’amalgames divers où les termes musulman et arabe sont confondus. Pour l’islamophobe moyen, le musulman ou l’Arabe se trouve dépouillé de toute identité personnelle et réduit à une catégorie générale aux contours flous : arabe-musulman-terroriste. Pour Pascal Bruckner, un tel glissement de sens résulterait de la « transsubstantiation de la religion en race ».
L’émergence de Daech/EIIL n’a fait qu’exacerber de telles dérives. L’islam, religion universelle, se retrouve ainsi résumé par la seule figure de l’EI, arabe et sunnite, épargnant quelque peu la République islamique de l’Iran chiite. Plus de 1,5 milliard de musulmans, en dépit de leurs diversités ethniques et culturelles, se retrouvent ramenés à la seule catégorie « islam », perçue au travers d’un présupposé largement négatif. On pouvait facilement rétorquer que le concept d’islamophobie n’est pas univoque à cause de la diversité typologique des islamophobes.
Ainsi, celle des chrétientés orientales est de nature atavique, elle traduit une longue histoire, non de persécutions, mais de discriminations vexatoires qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. Celle des Israéliens sionistes exprime leur inimitié à l’égard de leurs victimes, les Palestiniens, à majorité sunnite. Quant aux islamophobes de l’opinion publique internationale, ils appartiennent à deux registres. Religieux, il s’agit de chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants qui sont presque toujours des nationalistes d’extrême droite. Sécularisé, l’islamophobe est un citoyen qui orbite au sein des mouvances de la droite, de l’extrême droite, voire du néonazisme. Dans notre monde globalisé, il est souvent un altermondialiste plutôt populiste-identitaire, voire un ex-gauchiste de type stalinien. Cet islamophobe se révèle être soit un xénophobe, soit un raciste, soit les deux. Quoi qu’il en soit, l’islamophobie, vue quant à son sujet, traduirait un net positionnement à droite de l’échiquier politique.
Malheureusement, la déclaration d’al-Azhar nous autorise à poser la question de l’islamophobie quant à son objet même, l’islam. Depuis hier, la principale critique consiste à dire : « Quelle différence existe-t-il entre les supplices pratiqués par Daëch, au nom d’une certaine jurisprudence islamique, et ceux préconisés contre Daech par une référence modérée en matière de jurisprudence islamique comme al-Azhar ? »
Où se situe le problème ? Est-ce dans une certaine anthropologie musulmane qui ne reconnaît pas suffisamment de finitude à l’individu et privilégie le groupe ? Ceci dériverait alors de la fameuse « assabiya », ou esprit de corps, de la culture arabe finement analysée par Ibn Khaldoun. Mais le problème ne se situe-t-il pas, aussi, au niveau le plus profond du lien religieux, à savoir au cœur même du monothéisme dont l’islam est l’expression la plus récente historiquement et la plus radicale ?
Pour le théologien Michel Drousse, « la violence est inséparable du monothéisme, au titre même de sa transcendance (…) La moins violente des religions monothéistes est le christianisme, pourtant les chrétiens ont livré de nombreuses guerres de religion. Ceci est dû au fait que Jésus dit venir accomplir les Écritures (…) Le Coran ne prétend ni accomplir ni commenter les Écritures antérieures, mais les ré-originer, les ramener à leur origine », c’est-à-dire au fondement premier du monothéisme que constitue la tradition abrahamique.
La violence religieuse actuelle, fût-elle d’expression islamique, concerne tous les héritiers de cette tradition. L’heure de la réconciliation a sonné entre les deux fils d’Abraham, Isaac et Ismaël, à l’intérieur du même monothéisme.
Il ne suffit pas de se faire des câlins mutuels islamo-judéo-chrétiens. Encore faut-il mettre fin à cette querelle de famille au nom du vivre-ensemble de tous les hommes. Encore faut-il que des hommes de bonne volonté aient le courage de partager, ensemble, l’héritage commun. L’entreprise, aussi difficile soit-elle, est aux dimensions de l’histoire et de la civilisation, et ce afin d’épargner au monde l’apocalypse du chaos millénariste qui se profile à l’horizon.