Par Gemma d’Urso, Lugano
Le 22 septembre 2013, deux Tessinois sur trois ont accepté le principe de l’interdiction du voile intégral. Dans la pratique et avant même l’adoption d’un texte de loi au parlement cantonal, il s’avère toutefois que la mesure ne sera pas facile à appliquer. Et les milieux touristiques demandent déjà une certaine souplesse.
La mesure qui devra entrer en vigueur au Tessin après l’aval du Grand Conseil, attendu pour décembre, a été qualifiée d’«historique» par le conseiller municipal de Lugano Lorenzo Quadri (Lega, droite populiste) dans les colonnes du quotidien de son parti, «Il Mattino della Domenica». Il s’agit en effet de la première interdiction de ce genre décidée à l’issue d’un scrutin populaire.
Pour que ce veto, qui concerne principalement le port de la burqa et du niqab, demandé par le chef de file du mouvement «Il Guastafeste» («Le Trouble-fête») Giorgio Ghiringhelli, puisse concrètement entrer en vigueur, il faut introduire une modification ad hoc dans la nouvelle loi sur l’ordre public (LOP). «Le rapport de la Commission de la législation sera terminé d’ici la fin d’octobre, indique à swissinfo, la députée libérale-radicale Natalia Ferrara Micocci, rapporteuse de majorité. Le Grand Conseil prévoit de l’examiner en décembre et il faudra ensuite compter avec d’éventuels référendums».
Tous les masques
La parlementaire, ex procureure, estime toutefois que l’application de la nouvelle loi n’a pas un caractère d’urgence: «Le port de la burqa ou du niqab ne constitue pas vraiment un problème au Tessin où très peu de femmes se voilent entièrement explique-t-elle. Rappelons toutefois que l’interdiction concerne aussi les personnes qui se masquent le visage durant des manifestations ou des manifestations de protestation par exemple». La loi exemptera en revanche les motocyclistes, déjà contraints à enlever leurs casques dans les lieux publics, les policiers, les militaires et le personnel sanitaire.
«L’application concrète de la loi sera effectivement difficile, admet Natalia Ferrara Micocci. Et il faudra savoir faire preuve de bon sens compte tenu du fait qu’il n’y a pas d’obligation légale d’exécution. Des sanctions oui, sous forme d’amende, mais la personne mise à l’amende pourra refuser d’ôter sa burqa ou son niqab. Nous comptons cependant sur la collaboration des milieux hôteliers par exemple afin qu’ils sensibilisent leur clientèle arabe à la question. En fait nous ne prévoyons aucune exception, pour les touristes non plus, la volonté populaire clairement exprimée lors de la votation d’il y a deux ans doit être respectée et des amendes seront appliquées sans distinction en cas d’infraction».
Mauvais pour le tourisme?
Dès lors, qu’en disent les opérateurs touristiques? «La mise en vigueur de la loi anti burqa risque d’éloigner du Tessin certains touristes des pays du Golfe et ce serait une perte, déplore Lorenzo Pianezzi, président de la section tessinoise d’hotelleriesuisse et propriétaire de l’hôtel luganais Walter au Lac. La clientèle en provenance de ces pays ne représente pour l’heure que 2% du total des touristes mais elle est en hausse depuis quelques années. En 2013, le Tessin a compté 32’000 nuitées de visiteurs arabes, l’année dernière 40’000 et la tendance est à la hausse. Et ces chiffres sont importants en cette période de crise où la concurrence étrangère et le franc fort ne facilitent pas les affaires».
Lorenzo Pianezzi est d’avis que certaines familles dont les femmes portent la burqa ou le niqab ne reviendront pas dans son hôtel si l’interdiction est effectivement introduite: «Je tiens à souligner, nous dit-il, que je n’ai jamais vu de femmes portant la burqa à Lugano, seuls quelques niqabs. Personnellement je suis d’avis qu’il faudrait opérer une distinction entre les touristes de passage et les personnes qui vivent ici à l’année. Il faudrait faire preuve de souplesse. D’ailleurs je me demande aussi comment la police tessinoise pourra concrètement contrôler qui ne respecte pas l’interdiction. Elle devrait déployer dans tout le canton des agents maîtrisant l’anglais ou l’arabe!»
«Personnellement, conclut le président d’Hôtellerie Suisse Ticino, je me garderai bien de mettre en garde mes clients sur cette nouvelle mesure. Les touristes du Golfe se déplacent en nombre et dépensent en moyenne 500 francs par jour et par personne contre les 120 francs d’un touriste hollandais ou les 170 d’un Allemand. Leur séjour chez nous est aussi plus long».
«Non discriminatoire»
Elia Frapolli, directeur de l’Office du tourisme du canton du Tessin est plus nuancé: «Jusqu’à maintenant nous n’avons pas eu de retombées négatives à cause de l’approbation de l’initiative anti burqa, indique-t-il. Il faut dire que les touristes entièrement voilées représentent une exception. La clientèle en provenance des pays du Golfe persique continue à croître. Ainsi de janvier à juin 2015 leur nombre a augmenté de 40%».
M. Frapolli admet malgré tout qu’à long terme, la loi risque de limiter «la hausse constante de cette intéressante catégorie de visiteurs, qui ne sera pas disposée à renoncer à endosser la burqa ou le niqab et qui pourrait choisir d’autres destinations».
En l’état actuel des choses, le jeune directeur de Ticino Turismo «ne sait pas encore comment cette norme sera concrètement appliquée. Nous attendons d’apprendre, notamment par la police, quelles seront les modalités et les sanctions. Dès que nous en serons informés, nous ferons preuve de transparence et communiquerons ces dispositions aux agences de voyages et autres opérateurs touristiques, en insistant sur le fait qu’une telle norme ne se veut pas discriminatoire. Il faudra que nous sachions faire passer le message que le Tessin est et restera une destination accueillante!»
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Initiative anti burqa
Déposée par le mouvement «Il Guastafeste» («Le Trouble-fête»), l’initiative en vue de l’interdiction de dissimuler son visage dans des lieux publics, ensuite communément appelée «initiative anti burka» a été acceptée par 65,4% des Tessinois le 22 septembre 2013. Elle demande l’inscription de cette interdiction dans la constitution cantonale. L’auteur de l’initiative s’est inspiré, pour son texte, de la loi anti burqa approuvée par le parlement français en automne 2010 et entrée en vigueur en avril 2011.
Le Grand Conseil (parlement) tessinois se penchera sur le projet de loi, actuellement en préparation au sein de sa Commission législative, dans sa session de décembre. L’introduction concrète de la norme dépend aussi d’éventuels référendums. Au moment de l’approbation de l’initiative, l’avocat et ex procureur Paolo Bernasconi s’était dit prêt, si la loi devait effectivement entrer en vigueur, à porter la première amende infligée jusqu’au Tribunal fédéral (Cour suprême) et, si besoin, à la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg.