Depuis qu’une coalition de groupes islamistes a chassé l’armée syrienne de cette ville du nord-ouest, la population vit dans un calme relatif.
Le père orthodoxe Ibrahim Farah est décidé à retrouver son église. Exilé depuis six mois en Turquie, il veut retourner chez lui, à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. «Ma place n’est ni en Turquie ni en Europe, mais dans mon pays. Et j’espère bien convaincre d’autres chrétiens de me suivre», explique-t-il dans un café de Gaziantep.
Le prélat et ses fidèles ont fui en avril. Soutenue par la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite, une coalition de rebelles islamistes, l’Armée de la conquête (Jaish al-Fatah en arabe), vient alors de chasser les forces du régime de Bachar al-Assad et de s’emparer d’Idlib. Les combattants contrôlaient déjà la quasi-totalité de la province, l’une des premières à s’être soulevée avant de prendre les armes, dès 2012. Craignant des représailles, les chrétiens s’exilent. Leurs peurs paraissent d’autant plus fondées que le Front al-Nusra, la branche syrienne d’Al-Qaeda, est allié aux nouveaux maîtres d’Idlib.
Cible. Le père Farah décide, lui, de rester. Il voit son église saccagée par un groupe de combattants. «Ils ont cassé le mobilier et décroché la croix. C’étaient des jeunes excités mais je ne sais toujours pas précisément de qui il s’agit», dit-il. Il se plaint auprès de l’Armée de la conquête qui lui assure qu’il n’a rien à craindre. Ses livres, «la collection d’une vie», soupire-t-il, sont toutefois saisis. Mais là aussi, les islamistes tentent de le rassurer, lui affirmant que les ouvrages ont été stockés, et non détruits. «Il n’y a plus eu d’incidents ensuite. Les nouveaux dirigeants m’ont dit que je pouvais rester, que personne ne m’attaquerait et que je n’aurai aucune taxe à payer en tant que chrétien», raconte-t-il.
Trois semaines plus tard, le père orthodoxe décide pourtant de s’exiler. Il n’a pas été menacé mais craint de ne pas survivre aux bombardements de l’armée syrienne. «Ils n’arrêtaient pas, de jour comme de nuit, comme s’il fallait qu’il ne reste rien de la ville.» Dès le lendemain de la chute d’Idlib, le régime en fait l’une de ses principales cibles, tirant des missiles et larguant des barils d’explosifs, comme à Alep.
S’ils n’ont pas cessé, les bombardements sont aujourd’hui moins intenses. La vie à Idlib semble désormais reprendre un cours sinon normal, du moins en voie d’apaisement. «L’électricité revient peu à peu grâce à des générateurs, tout comme l’eau. Les magasins se réapprovisionnent en fruits et légumes. Et les ONG commencent à s’implanter », explique par téléphone un activiste qui réside à Idlib. Les islamistes ont supprimé les check-points qui bloquaient les rues lorsque le régime contrôlait la ville. Seules les entrées et sorties d’Idlib sont contrôlées. A l’intérieur, des combattants font office de policiers et des représentants des différents groupes armés se chargent de rendre la justice. «La seule nouvelle loi concerne les magasins d’alcool, qui ont été fermés. Mais on a toujours le droit de fumer. Et ils ne coupent pas les mains ni les têtes», note Hacem Zeidan, un activiste spécialiste des exactions du Front al-Nusra dans la région.
Le risque était pourtant réel. En 2014, des dirigeants de la branche syrienne d’Al-Qaeda avaient fait savoir qu’ils comptaient transformer la province d’Idlib en un «émirat», pendant du «califat» de l’Etat islamique (EI). «Il est toujours compliqué de savoir ce que veut vraiment le Front al-Nusra. Ils ont tenté de s’imposer dans plusieurs villes de la province d’Idlib, dont Maarat al-Noman et Atareb. Mais les habitants ont protesté et organisé des manifestations. Le Front al-Nusra a pris peur et s’est fait plus discret. Aujourd’hui, dans la ville d’Idlib, il ne se fait pas remarquer», explique Hacem Zeidan.
Ahrar al-Sham. Cette discrétion tient aussi à la place prédominante qu’occupe un autre groupe, Ahrar al-Sham, à Idlib. Cette formation salafiste nationaliste est la plus puissante de l’Armée de la conquête. Apparue en 2012, elle lutte contre le régime syrien et l’EI. Preuve de sa résilience, elle a survécu à la mort de ses principaux dirigeants, tués lors d’une mystérieuse explosion en septembre 2014 dans un village d’Idlib.
Si certains de ses responsables ont des liens avec Al-Qaeda, le groupe se présente comme l’alternative sunnite à l’EI, et n’hésite pas à publier des tribunes dans la presse anglo-saxonne pour demander le soutien de l’Occident. Ahrar al-Sham est pour l’heure soutenu par la Turquie et le Qatar. Ce sont ses combattants qui se chargent de redistribuer les armes et munitions reçues aux autres groupes. «Le fait est qu’Ahrar al-Sham a la crédibilité islamique et une sorte de leadership naturel face aux autres islamistes. Cela tient au profil de leurs dirigeants qui sont éduqués et qui ont l’habitude d’exercer le pouvoir dans des villages de la province d’Idlib qu’ils contrôlent. Mais rien ne dit que cela tiendra», explique un diplomate occidental en poste à Gaziantep.
Comme toutes les coalitions rebelles, l’Armée de la conquête est soumise à des influences contraires. Elle est composée de groupuscules jihadistes revendiqués, tel Jund al-Aqsa, qui compte des combattants étrangers et a toujours refusé de condamner l’EI, tout en étant alliée à des groupes modérés, comme Fursan al-Haq, armé par les Etats-Unis. De son côté, le Front al-Nusra reste imprévisible. Les dirigeants s’opposent sur l’opportunité de l’affiliation à Al-Qaeda tandis que des commandants locaux n’hésitent pas à se retourner contre leurs chefs. «Tout le monde est conscient que ces différences et ces luttes créeront à terme des conflits à Idlib», poursuit le diplomate. A Gaziantep, le père Ibrahim Farah se dit, lui, «plein d’espoir». «Peut-être Al-Qaeda décidera-t-il dans quelques mois de nous attaquer. En attendant, nous pourrons vivre chez nous sans être soumis au régime ou à l’EI.»