Telle est la question que formule J.F Gayraud, fin connaisseur du monde des mafias, dans son essai sur la « Géopolitique du crime organisé », qui pourrait servir de grille de lecture éclairante à la situation libanaise. Il est désormais établi, sans nul doute possible, que l’État libanais est otage d’un tel réseau criminel tentaculaire qu’on surnomme à tort « classe politique » mais qu’on devrait plutôt appeler « caste dirigeante », car ce qui relève du politique est noble par définition.
La récente visite du président français à Beyrouth a étalé au grand jour un fait indiscutable : le Liban est dans le statut étrange de « Non-État » que se partagent ce que le droit pénal appelle « associations de malfaiteurs ». Dans le monde actuel, les mafias n’ont jamais été aussi puissantes. Certes, quelques arrestations individuelles ont un impact médiatique qui peut laisser croire que les États parviennent à se ressaisir. Il n’en est rien. Le Liban en est une preuve éclatante. Des mafias diverses y ont pignon sur rue. Elles n’ont même pas besoin de clandestinité tant elles sont parvenues à phagocyter le paramètre « confessionnel » qui leur sert de couverture, et auquel nul n’ose toucher au Liban. À cause de cela, elles sont beaucoup plus redoutables et plus nocives que les modèles italiens classiques de toute mafia. Elles n’hésitent pas, le cas échéant, à usurper la représentativité d’une communauté religieuse au service de leurs activités qui relèvent du droit pénal.
Pour se constituer en mafia, il existe des prérequis :
• Un groupe local grégaire soudé dans un esprit de corps (assabiya)
• Une figure de chef dont l’autorité sur le groupe est absolue. C’est le Parrain, le notable camoristo ou homme d’honneur, membre d’une onoratà società qui sert et protège son groupe tout en s’opposant à l’autorité centrale de l’État. Ainsi, la relation de tout membre du groupe avec l’État, dont il est citoyen, est toujours indirecte car elle passe nécessairement par le notable camoristo qu’on peut comparer au zaïm.
À l’origine, de tels groupes locaux n’étaient pas nécessairement criminels. Ils sont apparus au sein de sociétés paysannes siciliennes en tant que « clans », parfois qualifiés de « sectes » avant que le gouvernement italien n’associe formellement le terme « mafia » à l’industrie de la violence et au crime organisé, à la fin du XIX° siècle. La situation libanaise se présente comme une mixture de ces aspects. Toute mafia libanaise est nécessairement adaptée au système confessionnel libanais qui lui sert de tremplin pour sa propre expansion économique. Elle est résistante à la répression soit parce qu’elle possède une milice armée, soit parce qu’elle contrôle les instances du pouvoir ; mais surtout parce qu’elle contrôle des leviers de commande au sein de la magistrature et/ou du ministère public. Son trait le plus marquant demeure sa capacité d’enfouissement politico-médiatique.
Certes, l’État demeure capable de répression des délits mineurs et de certains crimes de droit commun. Quant à la lutte contre le crime organisé de haut niveau, c’est une autre paire de manches. Ceci exige une condition impérative en amont : la prise de conscience intellectuelle et politique, le plus précocement possible. Toute l’histoire récente de tels réseaux nous enseigne que le crime organisé, de type mafieux, est toujours tardivement perçu par la société qui en est victime et complice à la fois. Le meilleur allié de ces mafias (peu importent les noms qu’on leur donne) est l’aveuglément politico-médiatique qui enracine une telle culture dans des sociétés traditionnelles.
Certes, on peut toujours arrêter bruyamment quelques comparses. Mais « décapiter » de tels groupes est insuffisant car le crime organisé doit être « déraciné ». Tel est l’enjeu qui se profile au Liban après le 17 octobre 2019 et le 4 août 2020. Il ne suffit pas de déloger les imposteurs et les usurpateurs, encore faut-il guérir pour toujours de cette culture.
Le citoyen s’est tardivement réveillé et a pris conscience de la nature mafieuse de la caste dirigeante. Il sait qu’il n’est pas protégé par un État que le crime organisé a kidnappé. Il est seul, sans défense et sans recours possible à une justice muselée par cet État. Il exprime sa colère par le slogan « Dressez les potences ». Ceci n’est pas un appel au lynchage ni à l’application sauvage de la peine de mort. Ceci reflète une situation d’avant l’État et exprime donc le droit naturel de tout être humain à la légitime défense face aux forces criminelles qui lui ont tout pris, jusqu’à la vie.
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*Beyrouth