Une troisième centrale électrique à Selaata ? On pensa d’abord à une plaisanterie du style fake news que les mauvaises langues cherchent à répandre afin de discréditer, encore plus, le gouvernement pseudo-technocrate mais éminemment crypto-politique actuel du Liban, en dépit de quelques belles figures qui lui servent de modeste feuille de vigne «civile».
Si le gouvernement actuel était un gâteau, l’affaire de Seleata en serait la cerise qui focalise toute l’attention des amateurs du genre qui bavent de plaisir à l’idée de pouvoir savourer une petite tranche. Mais il n’y a pas qu’une seule cerise sur le gâteau de l’inénarrable feuilleton de la politique libanaise dont le producteur, le réalisateur, les scénaristes et les acteurs obéissent à un mode de pensée unique, celui du troc d’avant l’invention de la monnaie, au sens fiduciaire moderne du terme, par le roi Gygès de Lydie vers 687 av. JC. Le troc appartient au commerce de compensation avec échange de services au pair. Par exemple : je te donne dix pommes, tu me donnes trois boisseaux de blé. Dans ce type de transaction, la référence de valeur n’est pas un étalon de mesure neutre mais découle de la seule volonté consensuelle des parties prenantes d’une opération commerciale sans signes monétaires.
Le dossier Selaata est, à lui seul, une anthologie de l’art du marchandage et du troc, qui fait fi de toute référence à la seule valeur d’échange en politique, à savoir la Loi et les procédures constitutionnelles. Les lots fonciers qui doivent être expropriés à Seleata, pour le montant exorbitant de 207 millions de dollars, appartiennent semble-t-il à un club aisément identifiable quant à son identité confessionnelle et politique. On se souviendra que l’ancienne ministre de l’Energie, Mme Nada Boustani, avait déclaré que, suite à une erreur technique, l’estimation des biens-fonds est de 30 millions et non 207. Écarté par le plan du gouvernement Diab, voilà que le projet Seleata se voit catapulté au nez et à la barbe du premier ministre avec sa valeur initiale, et non révisée par Mme Boustani, comme l’affirment les mauvaises langues.
Peut-on s’étonner d’un tel scandale dans un pays ruiné par une mafia du troc politique qui se moque royalement de toute référence à cette monnaie inestimable qu’on appelle «Constitution-Lois-Procédures» et qui constitue l’étalon de mesure de toute vie publique ? Mais il n’y a pas que Seleata. Il y a les trous béants de la frontière libano-syrienne, les caisses noires du port, de l’aéroport et d’autres terminaux. Il y a cette autre grosse cerise amère que constitue le décret des permutations judiciaires, décidées à l’unanimité du Conseil Supérieur de la Magistrature, que le président de la république refuse de signer. Les mauvaises langues murmurent qu’il souhaiterait ménager un certain procureur de la république qui ferait office de cerbère du régime et de grand inquisiteur de la doctrine sectaire-minoritaire qui domine actuellement au pays-message du vivre-ensemble. Il est vrai que, par ces temps de distanciation sociale, il est plus hygiénique d’éviter toute forme de vivre-ensemble et de rester chez soi dans le cocon d’un ghetto confessionnel sous l’autorité d’un pater familias et non de la Loi.
Mais au fond, cette politique du troc mafieux ne fait que refléter une sous-culture, celle du bazar. Il suffit de faire un tour au bazar de Téhéran pour comprendre la stratégie du régime des Mollahs et de ses provinces périphériques comme le Liban. Récemment, le haut-commissaire iranien au Liban, Sayyed Hassan Nasrallah, a très clairement exprimé cela en écartant, d’un revers de main, la frontière internationale libano-syrienne sur laquelle il exerce son bon plaisir tout en laissant à l’armée nationale le soin d’assurer les tâches subalternes de simple police sur ce qui représente l’alpha et l’oméga de la puissance souveraine de l’Etat : la frontière internationale. Sans l’étanchéité de cette dernière, le Liban est de facto sous occupation et le gouvernement actuel serait, techniquement parlant, un gouvernement «de Vichy», fut-il composé d’une brochette de technocrates et d’éminentes figures académiques.
Que faire ? La révolution ? C’est l’unique choix à défaut de se résoudre à célébrer bientôt les funérailles du Grand Liban à l’occasion de son centenaire.
Il n’y a plus que le peuple et l’armée nationale qui peuvent renverser le processus infernal actuel. Le peuple en révolte doit cependant comprendre que son magnifique slogan « Kellon ye3ni kellon/Tous cela veut dire tous sans exception » ne signifie pas que tout homme politique est nécessairement un criminel, ou un ennemi du peuple, mais signifie que toute figure publique est justiciable devant les tribunaux. Il faut demander des comptes à tout le monde sans exception. Vouloir, cependant, diaboliser à tout prix tout homme politique est malsain car cela ouvrirait la porte au populisme radical et, donc, à la dictature.
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