La perte par le maréchal dissident de sa base militaire d’Al-Watiya à l’ouest de Tripoli confirme la montée en puissance des Turcs
Est-ce le revers de trop ? L’estocade à l’impact potentiellement déstabilisateur pour l’ensemble de sa stratégie militaire ? La perte lundi 18 mai par Khalifa Haftar de sa base militaire d’Al-Watiya, dans l’Ouest libyen, confirme que le vent a bel et bien tourné dans l’offensive que le maréchal dissident a déclenchée en avril 2019 contre le gouvernement d’accord national (GAN) siégeant à Tripoli. Ce nouveau déboire, qui s’ajoute à l’éviction à la mi-avril des forces pro-Haftar des localités littorales de Sabratha et Sorman, situées à moins de 70 km de la capitale, illustre surtout l’efficacité croissante de l’appui militaire que les Turcs fournissent au GAN de Faïez Sarraj.
Après avoir été très fragilisé en fin d’année par la puissance de feu de l’Armée nationale libyenne (ANL) d’Haftar, activement soutenue militairement et financièrement par une coalition de parrains étrangers – Emirats arabes unis, Jordanie, Egypte, Arabie saoudite et Russie –, le GAN de Tripoli a pu reprendre l’avantage grâce à un appui sans précédent d’Ankara.
Nouvelles données militaires
Ce dernier a en effet installé en Tripolitaine un chapelet de défenses antiaériennes tout en introduisant une nouvelle génération de drones – les Anka-S – qui a permis aux forces anti-Haftar de recouvrer la maîtrise du ciel. L’assistance des Turcs est le produit d’un accord sécuritaire et maritime signé fin novembre entre Ankara et Tripoli en une période critique où le GAN de Sarraj semblait désemparé face aux coups de boutoirs très meurtriers infligés dans certaines poches de la capitale par les mercenaires russes de la compagnie de sécurité Wagner, alliés d’Haftar. Bien que reconnu par les Nations unies, le GAN de Tripoli semblait alors très isolé sur la scène internationale.
La reprise d’Al-Watiya indique que le rapport des forces a été renversé. « Avec fierté et honneur, nous déclarons la libération de la base militaire d’Al-Watiya de l’emprise des milices criminelles et des mercenaires terroristes [pro-Haftar] », s’
Ensuite parce que les circonstances de sa reprise illustrent, tel un cas d’école, les nouvelles données militaires dans cette région de l’Ouest libyen. Deux véhicules porteurs du système antiaérien russe Pantsir, qui venaient juste d’être livrés à la base d’Al-Watiya, ont été détruits samedi et dimanche par des drones turcs en vertu d’un scénario désormais habituel.
Enfin, le jeu tribal autour d’Al-Watiya, où les forces locales pro-Haftar originaires de Zintan (Idriss Madi) étaient en contact permanent avec d’autres Zintanis pro-Sarraj (Ossama Al-Juwaili), a confirmé que la dynamique sociétale avait cessé de jouer en faveur du maréchal comme durant l’été 2014.
L’épisode est lourd d’implications pour les équilibres stratégiques de la Tripolitaine et peut-être même au-delà. La prochaine étape de la contre-offensive du GAN de Sarraj pourrait être Tarhouna, localité du sud-est de Tripoli toujours aux mains d’Haftar mais autour de laquelle l’étau se resserre déjà. « La perte d’Al-Watiya est un coup dur pour Haftar car il lui sera de plus en plus douloureux d’essayer de rester à Tripoli et de défendre Tarhouna, analyse Tarek Megerisi, chercheur au Conseil européen pour les relations internationales (ECFR). Les Turcs, dont les défenses antiaériennes étaient surtout localisées sur le littoral, vont désormais pouvoir élargir leur rayon d’action. Ils pourront ainsi frapper non seulement Tarhouna mais aussi la région méridionale du Fezzan. »
Le conflit pourrait ainsi se déplacer vers le Sud libyen, notamment autour des champs pétroliers de Sharara et El-Feel enlevés par des forces locales pro-Haftar début 2019. Faïez Sarraj n’a d’ailleurs pas caché lundi l’ambition de son gouvernement de contre-attaquer jusqu’à « la grande victoire où toutes les villes et les régions seront libérées ».
Dans ce nouveau contexte, les interrogations sur la cohésion politique et tribale du bastion du maréchal dissident en Cyrénaïque ainsi que sur la solidité de la coalition de ses soutiens étrangers sont de plus en plus vives. Déjà des tensions apparaissent entre le maréchal et Aguila Salah Issa, le président de la Chambre siégeant à Tobrouk (est) qui a récemment défié Haftar en s’opposant à son plan de dissolution du dispositif institutionnel issu des accords de Skhirat (Maroc) signés fin 2015. Et, sur le plan international, le cartel de ses alliés commence à présenter des signes de faiblesse. « Si les Emirats arabes unis sont toujours fortement derrière Haftar, les Russes et, dans une moindre mesure, les Egyptiens commencent à rechercher d’autres interlocuteurs en Cyrénaïque », souligne Tarek Megerisi.
Implication des Etats-Unis
Ajoutant à l’adversité ambiante pour Haftar, les Etats-Unis s’impliquent de plus en plus sur ce théâtre libyen qu’ils avaient semblé sous-traiter à d’autres acteurs régionaux. Alors que le président Donald Trump, sous pression de ses alliés d’Abou Dhabi et du Caire, avait initialement paru cautionner l’offensive d’avril 2019 d’Haftar contre Tripoli, la tournure prise par un conflit se traduisant par l’arrivée de mercenaires de Wagner a sonné l’alarme au sein d’un département d’Etat peu désireux de voir Moscou prendre des positions stratégiques en Afrique du Nord.
D’où un changement de ton à l’égard d’Haftar qu’illustrent les propos tenus dimanche 17 mai par l’ambassadeur américain en Libye, Richard Norland, au quotidien arabophone Al-Quds Al-Arabi publié à Londres : « Je pense qu’il [Haftar] est assez intelligent pour se rendre compte que son influence diminue chaque jour (…). Les pays qui le soutiennent ont commencé à se rendre compte que leurs objectifs de lutte contre le terrorisme ont été sapés par l’attaque de l’ANL [contre Tripoli]. »