Le chercheur Roland Marchal, en août 2015 dans les locaux du CERI. SCIENCES PO – CERI
Les geôliers voulaient faire passer le chercheur Roland Marchal pour un espion, avant de le libérer, le 20 mars
RÉCIT Nous sommes en juin 2019, et la pièce n’a pas de fenêtres. Le prisonnier porte encore les vêtements enfilés la veille au petit matin, dans un hôtel de Dubaï, où il était de passage avant de se rendre en Iran. Mais déjà on lui a pris sa montre, ses appareils électroniques. Sa vie ordinaire le quitte, morceau par morceau, entre les mains de gardiens empressés et anonymes. Ceux-là ne montrent pas de haine, n’usent pas de violence excessive. Leur besogne vient juste de commencer.
Il leur faut transformer le chercheur français Roland Marchal, 64 ans, en captif. Puis, pour des raisons qui échappent encore tout à fait au prisonnier, lui fabriquer une identité nouvelle. Dans les profondeurs opaques de la République islamique d’Iran, certains ont reçu la mission de faire passer Roland Marchal pour un espion. Ils s’y attelleront sans relâche. « Il va falloir nous dire la vérité », prévient un agent dans un français approximatif et abrupt. Le prisonnier apprendra bien vite que, en matière de vérité, la mécanique diplomatique, politique, judiciaire dans laquelle il vient d’être emporté connaît ses propres lois.
Quelques heures auparavant, il pensait entamer un séjour de quelques jours de vacances en Iran, avec sa compagne, l’anthropologue franco-iranienne Fariba Adelkhah. A l’aéroport international Imam-Khomeyni, arrivé au niveau des contrôles, c’est une habitude, M. Marchal avait appelé son amie : « Le téléphone sonnait dans le vide. » Il l’ignore encore, mais Mme Adelkhah vient d’être arrêtée. Le service de renseignement qui a décidé de s’attaquer aux deux Français sait que le chercheur est sur le point de la rejoindre. Six hommes en tenue de civil le cueillent peu après l’atterrissage de son avion. On l’emmène dans la pièce sans fenêtres. Ses affaires sont fouillées, ses mots de passe réclamés et notés. « Ils paraissaient certains que je n’étais pas du tout ce que je prétendais être… Les questions qu’ils me posaient me donnaient l’impression qu’ils me voyaient comme un personnage du Bureau des légendes. J’ai appris plus tard que certains de mes geôliers avaient vu cette série. »
Le premier interrogatoire va commencer. On tente de lui faire croire que sa libération ne tient qu’à une chose : sa « coopération » avec les hommes qui viennent de l’enlever. Mais que veut-on vraiment de lui ? M. Marchal l’ignore encore.
Après des mois de négociations et de tentatives infructueuses, M. Marchal a été libéré le 20 mars et rapatrié en France. Loin de Téhéran, depuis un appartement parisien qu’il décrit comme paisible et ensoleillé, au bord d’un boulevard déserté par le confinement, il a confié le récit de sa détention au Monde. Ses souvenirs lèvent un coin du voile sur le fonctionnement d’un régime au sein duquel certains considèrent la prise d’otage comme la poursuite de la diplomatie par d’autres moyens…
Roland Marchal travaille sur les conflits armés dans la Corne de l’Afrique. Chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po, son expérience de l’Iran, raconte-t-il, tient à de courtes visites à Mme Adelkhah, qui y réside une partie de l’année. Les recherches de sa compagne portent sur les évolutions de la société iranienne, derrière le masque de la République islamique. Sa nationalité française n’est pas reconnue par le régime, ce qui l’expose vis-à-vis des autorités locales, toujours promptes à s’en prendre aux doubles nationaux à des fins de pressions internationales. Mme Adelkhah n’entend pas pour autant renoncer à son objet d’étude.
Apprendre à survivre
Le lendemain de son arrestation, Roland Marchal est conduit devant un magistrat : « Il m’a demandé ce que je venais faire dans le pays, raconte M. Marchal. Je lui ai fait part de nos projets touristiques. » L’homme lui tend un document officiel. Il est accusé de collusion avec un Etat étranger, d’atteinte à la sécurité nationale et d’activité anti-iranienne. « Avant de me donner son papier, le magistrat m’a souhaité un très bon séjour en Iran. » Quelques instants plus tard, il est enfermé, en tenue de prisonnier et à l’isolement, dans la prison d’Evin, le lieu de détention des prisonniers politiques.
Roland Marchal s’en rendra compte au bout d’un certain temps : son sort ne dépend plus ni du système judiciaire iranien ordinaire ni tout à fait des relations diplomatiques de l’Iran avec la France. Il est retenu par les gardiens de la révolution, l’armée idéologique de la République islamique, qui contrôlent directement une partie de la prison. Ses geôliers dépendent du guide Ali Khamenei et de lui seul. Il vit désormais hors du droit. L’Iran officiel ne peut rien pour lui.
Dans les premières semaines, les jeux de pouvoirs dont il fait l’objet lui importent peu. Il doit apprendre à survivre dans une pièce d’un peu plus de 1,50 mètre sur 2,50 mètres, baignant dans la lumière froide d’une lampe fluorescente sans savoir exactement ce qu’on lui reproche. Ceux auxquels il a affaire ont en tête un roman d’espionnage à trous qu’ils vont tenter de compléter avec des bribes biographiques disponibles en ligne et ce qu’ils pourront piocher dans ses courriels.
Cette entreprise durera tout le temps de sa détention. « J’étais d’emblée accusé d’être à la tête d’un réseau d’espions français en Iran, puis de travailler pour le Comité des sanctions des Nations unies, et enfin pour la CIA, se souvient M. Marchal. Ils faisaient feu de tout bois. » « C’est difficile de vivre dans un monde où la logique n’a pas vraiment de prise, sans savoir si vos interrogateurs croient à ce qu’ils disent, explique Roland Marchal. Un jour ils m’ont demandé de les mettre en contact avec Bernard Emié, le directeur de la DGSE. Je leur ai expliqué tant bien que mal que je n’avais aucun moyen de le faire. Est-ce qu’ils le voulaient vraiment ? Est-ce qu’ils m’ont cru ? »
Les théories complotistes des gardiens de la révolution trouvent leurs racines dans le récit originel d’une République islamique résistant à l’Occident qui lui a déclaré la guerre. Elles l’alimentent. Le maintiennent en vie, et donnent une raison d’être au système dont ils procèdent. Elles font partie du décor. Car l’essentiel se joue ailleurs.
Les premières semaines, M. Marchal lutte contre la claustrophobie. Son état se détériore. Il tente de faire 6 000 pas par jour entre deux murs, jusqu’à l’étourdissement. On finit par le placer en cellule collective puis, fin septembre, dans une « suite » réservée, selon ses geôliers, aux « VIP ». Il a accès à une petite cour qui sent les gaz d’échappement, à une télévision dont il peut choisir la chaîne, à un interrupteur pour éteindre les néons la nuit. L’ordinaire de la détention s’installe. Parfois à la discrétion de ses gardiens, on lui permet d’appeler sa famille. Pour son anniversaire, on lui apporte des pommes. A trois reprises, il peut voir Fariba Adelkhah, détenue dans la même prison, dans un bâtiment différent. Très brièvement.
Les interrogatoires se poursuivent, prenant parfois une dimension plus incongrue encore. « A certains moments c’était un peu comme donner un cours à des étudiants de Sciences Po. » Les gardes qui ont toujours à cœur de lui tailler un costume de maître espion lui posent aussi des questions très générales. « Ils me demandaient d’analyser les différences entre islam et islam politique, de commenter les raisons de l’hostilité américaine contre l’Iran ou de m’exprimer sur la crise des “gilets jaunes” en France. » Ses geôliers lui exposent à leur tour leurs théories sur la montée en puissance chinoise et russe et leur mépris d’une Europe discréditée.
A partir du 24 décembre, Mme Adelkhah entame une grève de la faim qui met en péril sa santé et qu’elle n’interrompra qu’au bout de quarante-cinq jours. Dans le quartier de la prison où il se trouve, M. Marchal rencontre un groupe d’écologistes iraniens, investis dans la protection du guépard asiatique, arrêtés depuis janvier 2018 sans inculpation, eux aussi accusés d’atteinte à la sécurité nationale. Ils lui font comprendre qu’il y a peu à attendre du processus judiciaire en cours.
Négociations en cours
On finit par donner à M. Marchal les moyens de mieux saisir sa situation. Un interrogateur évoque des négociations entre Paris et Téhéran au sujet des conditions de détention d’un Iranien détenu en France. On ne parle pas encore d’échange. Plus tard, le chercheur comprend que son existence est liée à la mise en liberté d’un inconnu, l’ingénieur Jalal Rohollahnejad, emprisonné en France depuis février 2019. Il fait l’objet d’une demande d’arrestation des Etats-Unis, l’accusant d’avoir enfreint les sanctions sur l’importation de systèmes électroniques sensibles vers la République islamique. Il attend une extradition outre-Atlantique, que les autorités iraniennes veulent lui éviter.
M. Marchal raconte qu’au cours de sa détention, la tentative infructueuse de médiation sur le dossier nucléaire entre Téhéran et Washington menée par Emmanuel Macron en passant par le président Hassan Rohani sera critiquée par ses interrogateurs, hostiles à l’accord nucléaire.
Les deux chercheurs français ont-ils été capturés par les gardiens de la révolution, liés aux plus durs du régime, pour créer un point de friction entre Paris et le gouvernement de M. Rohani ? M. Marchal a eu le loisir de se poser cette question, tout comme une infinité d’autres dans le silence de sa cellule. L’épidémie de Covid-19 qui frappe durement l’Iran engage ensuite Téhéran dans une nouvelle offensive diplomatique, où la République islamique espère obtenir des appuis internationaux face aux sanctions américaines.
Roland Marchal pensait alors rester en prison au moins jusqu’à la présidentielle américaine. Quelque chose à l’approche du printemps s’est pourtant débloqué. Début mars, alors que les visites consulaires lui étaient accordées de manière erratique, on lui permet par WhatsApp de s’entretenir avec l’ambassadeur de France à Téhéran, Philippe Thiébaud. Sous surveillance. Le diplomate fait savoir que l’acte d’extradition de M. Rohollahnejad, ne sera pas signé par le premier ministre. Le Français sera donc libéré.
Quelques jours passent. Le 20 mars, jour du Nouvel An iranien, on le mettra dans un avion pour Téhéran et M. Marchal dormira à l’ambassade de France. Dans une France étrange, transformée par l’épidémie, il réapprend à vivre, veut redevenir le « petit chercheur » qu’il était. Libre. Mais seul.
La deuxième audience du procès de Fariba Adelkhah a eu lieu le 19 avril. Le verdict est attendu dans la semaine.