ISTANBUL – correspondante
Mettant sa menace à exécution, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a ordonné, dimanche 1er mars, l’intensification des frappes aériennes sur la province d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, afin de venger la mort de ses soldats. Une contre-attaque qui bénéficie pour l’instant d’un feu vert implicite de la Russie, qui contrôle le ciel syrien et qui est restée en retrait.
Le président turc doit se rendre jeudi 5 mars à Moscou pour discuter avec Vladimir Poutine de l’escalade des tensions dans la région. « Ce sera sans aucun doute une rencontre difficile, mais les chefs d’Etat confirment leur volonté de régler la situation à Idlib », a déclaré dimanche le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
La Turquie a perdu cinquante-quatre militaires en février, dont trente-trois ont été tués jeudi, au cours d’une frappe aérienne menée par des avions syriens et russes. En représailles, une nouvelle opération militaire, nommée « Bouclier de printemps », a été lancée. Elle vise à récupérer la dernière poche de la rébellion, enjeu d’une bataille acharnée entre les forces loyales à Bachar Al-Assad, soutenues par la Russie, et les rebelles syriens épaulés par la Turquie.
Dimanche matin, l’aéroport militaire de Nayrab, non loin d’Alep, a été lourdement bombardé par des drones turcs. Au cours de cette attaque, un des appareils a été abattu. Peu après, la Turquie a effectué, depuis sa province du Hatay, limitrophe de la Syrie, des tirs de missiles antiaériens, abattant deux avions de combat syriens Soukhoï Su-24 et détruisant plusieurs systèmes de défense aérienne. En raison de ces tirs, les compagnies turques ont dû interrompre leurs vols commerciaux vers le Hatay.
Parallèlement, la Syrie a annoncé la fermeture de l’espace aérien aux avions et aux drones, susceptibles désormais d’être abattus sans sommation. Selon des experts militaires à Istanbul, les drones turcs pouvaient jusqu’ici voler dans le ciel d’Idlib. Leur présence était prévue par les accords de Sotchi, conclus en 2018 entre les présidents Poutine et Erdogan.
L’offensive déclenchée par M. Erdogan est double, militaire à Idlib, humanitaire le long des frontières occidentales de la Turquie, vers lesquelles des milliers de réfugiés ont convergé ces derniers jours. Ces derniers sont mus par l’espoir d’entrer en Grèce, que ce soit par voie terrestre, via la ville d’Edirne en Thrace orientale, tout près de la Grèce et de la Bulgarie, ou maritime depuis les côtes de la mer Egée vers les îles grecques.
La vengeance d’Erdogan
Furieux du manque de soutien de l’OTAN et de l’Union européenne à sa campagne de Syrie, le président turc se venge en essayant de renvoyer vers le Vieux Continent une partie des réfugiés actuellement hébergés sur le sol turc, soit plus de 4 millions de personnes dont 3,6 millions de Syriens.
Délivré au plus haut niveau de l’Etat, le message est sans détour. « Nous avons modifié notre politique, nous n’empêcherons pas les réfugiés de quitter la Turquie. Compte tenu de nos ressources et de notre personnel, limités, nous sommes rivés sur la marche à suivre pour parer à un nouvel afflux venu de Syrie au lieu d’empêcher ceux qui ont l’intention de migrer vers l’Europe », a rappelé, dimanche, Fahrettin Altun, le chef de la communication de la présidence.
Ce revirement inquiète les dirigeants européens. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a exprimé, samedi, sa « préoccupation » face à un éventuel afflux de migrants vers la Grèce et la Bulgarie. « Nous sommes prêts à fournir un appui supplémentaire, notamment par l’intermédiaire de Frontex [l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes] aux frontières terrestres », a-t-elle affirmé.
Partis de différentes villes de Turquie par bus, minibus, taxi et parfois même à pied, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, pour beaucoup des ressortissants afghans, ont décidé de tenter l’aventure, convaincus par les officiels, par les médias au service du pouvoir et par les réseaux sociaux, que les portes de l’Europe leur sont ouvertes.
La voie terrestre est la plus fréquentée. Treize mille personnes au moins étaient massées, samedi soir, le long de la frontière turco-grecque, longue de 204 kilomètres, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Le plus souvent, elles sont arrivées là avec l’aide des municipalités dirigées par l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir, lesquelles ont été promptes à organiser le transport.
Dimanche après-midi, dans le quartier historique de Fatih, à Istanbul, tenu par l’AKP, des centaines de migrants, ont embarqué à bord de bus flambant neufs, garés en file indienne à quelques centaines de mètres du bâtiment qui abrite la préfecture de police. « Des associations syriennes ont payé », a confié un jeune Syrien originaire d’Alep, qui, après quatre ans passés en Turquie, a décidé de se lancer, espérant « aller jusqu’à Berlin ».
Cependant les bus ne vont qu’à Edirne et, après avoir marché jusqu’au poste-frontière de Pazarkule (Kastanies côté grec), la désillusion est grande. La traversée du poste turc se fait facilement, mais les migrants se font refouler côté grec, ce qu’ils n’avaient pas prévu.
La situation est particulièrement tendue à Pazarkule, dont l’accès, côté turc, vient d’être fermé aux journalistes. Ces derniers ont filmé sans relâche, samedi, les heurts survenus entre les migrants et la police grecque, quand de jeunes hommes, bloqués dans la zone tampon, ont allumé des feux et jeté des pierres sur les policiers et les militaires grecs en faction de l’autre côté. En représailles, les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes.
Peu d’arrivées par la mer
Décidés à tenter le tout pour le tout, certains se risquent à traverser le fleuve Evros, qui sépare la Turquie de la Grèce. Quand ils y parviennent, ils sont interpellés à coup sûr. Plusieurs dizaines de personnes se sont ainsi fait arrêter par les garde-frontières grecs, dont les patrouilles ont été renforcées.
Les tentatives de passage via la mer Egée sont moins nombreuses. Selon Athènes, environ cinq cents personnes sont arrivées de Turquie par canot pneumatique dimanche après-midi, à Lesbos surtout. Dans cette île aux capacités d’accueil largement dépassées, des résidents locaux en colère ont refusé d’autoriser les nouveaux arrivants – y compris les familles avec de jeunes enfants et des bébés – à débarquer de leur canot.
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