Demain, à minuit, le Liban entrera dans l’année de son premier centenaire qu’on espère ne pas être le dernier. Comment faut-il surnommer cette année d’anniversaire ? Or ? Diamant ? Saphir ? Rubis ? Emeraude ?
Et pourquoi pas l’Année des Flibustiers ?
Depuis le 17 octobre dernier, tout un peuple est dans la rue pour rejeter un lourd héritage venu de l’époque ottomane. Le mal libanais endémique, aux proportions catastrophiques, peut se résumer sommairement en trois traits par lesquels se distingue la société des Etats issus du démembrement de l’Empire Ottoman et qui se sont invariablement perpétués durant un siècle de vie de la république libanaise.
Il y a d’abord la méfiance, voire le rejet de la notion même d’espace public. Les sociétés de l’Orient ont pris l’habitude de vivre dans l’enclos de l’espace privé de leurs demeures, dont les patios au charme inégalé sont invisibles au passant. A l’extérieur, ce ne sont que ruelles étroites et venelles, celles de cet espace public qui ne m’appartient pas car il représente, en quelque sorte, le corps du Sultan que je n’aime pas mais dont je dois me concilier les faveurs. Dans les palais du Sultan, je ne suis rien, tout juste un objet commode à sa merci. Dans l’espace privé, je suis moi-même et je règne en sultan sur ma maisonnée. Certains se sont moqués des formes que le soulèvement du 17 octobre a pris dans les rues du Liban et sur les places publiques. On y a célébré des fiançailles ; certains ont dansé. On y a chanté, on s’est coiffé et remis en forme, on a mangé ensemble, on a installé de petits salons de conversation, on y a fait du yoga etc. Bref, on a vu et entendu dans l’espace public ce que normalement on voit et on entend à l’intérieur des demeures privées. Certains ont vu, en cela, une libération de la parole aux dimensions inouïes. D’autres, dans une lecture plus politique, ont compris que ceci traduit un mouvement d’appropriation de l’espace public. Ces petits gestes excentriques, ces slogans osés, indiqueraient que le peuple aurait enfin enterré la dépouille du Sultan dont il ne savait que faire depuis un siècle. Chacun criait sur la place publique, à sa manière : « ceci m’appartient, ce territoire est mon chez-moi, je suis le maître ici ». Tel est, au fond, l’acte premier de la naissance du sujet en tant que citoyen : sa prise de conscience de son droit de propriété inaliénable sur la moindre parcelle de l’espace public. Rien n’illustre mieux cela que l’image de l’estropié balayant le sol de la place El-Nour de Tripoli après une veillée tumultueuse de révolte.
Le corollaire de cet événement premier porte sur la perception de soi, au sein de l’Etat, qui n’a pas changé depuis les Ottomans. Si le firman des Tanzimat de 1839 accorde la citoyenneté à tous les sujets du Sultan, le rescrit impérial des Islahat de 1856 est par contre un édit d’émancipation des non-musulmans, non en tant qu’individus mais en tant que communautés confessionnelles institutionnalisées (millet). Chacune bénéficie de la personnalité morale de droit public et d’une « constitution » la dotant d’un chef religieux et d’un conseil communautaire élu. Elle devient un corps politique particulier, une « nation », que le confessionnalisme libanais perpétue. Le soulèvement du 17 octobre, après avoir inhumé le Sultan et s’être approprié son domaine public, ne pouvait qu’enterrer avec lui ses « millets » et proclamer l’allégeance, encore fragile, à la seule libanité, scellant ainsi la fin de toutes les guerres libanaises depuis 1820.
Le troisième trait est celui de la corruption. Toute une culture du bakchich, des prébendes, des malversations, du racket, bref de la flibusterie, était endémique au sein de l’administration ottomane. On n’obtient rien du service public si on ne graisse pas la patte du fonctionnaire-cerbère, à tous les échelons de l’Etat sans exception. Cette culture de « graisser la patte » est inscrite dans les gènes de toute une société. Pouvoir entrer dans l’administration est une garantie de pouvoir détourner le pactole public à son profit. Ainsi, on pourra étaler, de manière ostentatoire, ses talents de flibustier capable, avec « habileté/chatara », de rapines et de rackets dans la caisse du Sultan. Ainsi, on se trouve promu comme « puissant » au sein de sa propre nation communautaire au même titre que les membres des grandes dynasties féodales traditionnelles.
C’est ce troisième point que le peuple révolté du 17 octobre 2019 devra régler pour que meure enfin cette ultime parcelle d’ottomanisme qu’est le Liban depuis 1920. Après avoir enterré le Sultan et ses millets, va-t-on enfin organiser les obsèques des flibustiers ? Comment récupérer les fortunes pillées dans les tirelires du peuple ? Peut-on séquestrer les biens mal acquis ? Comment se saisir de ceux qui, avec impunité, poursuivent toujours leurs méfaits alors que le peuple ploie sous le diktat d’une oligarchie politico-financière mafieuse ?
L’année qui vient, ce 2020 du centenaire du Grand Liban, sera-t-il l’année des flibustiers enfin jugés et dépouillés du butin qu’ils ont pillé ? Tel est un des objectifs d’une déclaration gouvernementale sur laquelle tous les révoltés peuvent s’entendre et l’imposer.
acourban@gmail.com
*Beyrouth