Le 9 août dernier, dans une interview retentissante à La Stampa, le Pape François a développé trois idées fortes : l’Europe comme projet d’avenir, le dialogue œcuménique à partir des identités particulières ouvertes de chacun, et le couple populisme/souverainisme contemporain comme écho aux totalitarismes des années 1930.
Les propos de l’évêque de Rome furent longuement commentés à partir de la grille de lecture italienne et des enjeux que la montée du populisme et l’opposition à l’Europe étalent au grand jour. Ces mêmes propos peuvent et doivent être compris comme un message Urbi et Orbi en quelque sorte. Ils concernent, non seulement l’Italie et l’Europe, mais également le monde entier. Le Proche Orient et le Liban sont particulièrement concernés par le populisme qui étale sa nuisance redoutable et sa puissante nocivité en milieu chrétien. Tout se passe comme si, en Orient, l’appartenance au Christianisme consisterait à exclure, avec haine et suprématisme, plus particulièrement l’Arabe musulman sunnite. Nous voyons une telle logique à l’œuvre dans des publications et des déclarations qui n’ont rien à envier à leurs équivalents des années 1930 sous le nazisme, comme le dénonce le Pape. Les déplacements récents du ministre Gebran Bassil et sa capacité de meneur populiste à réveiller toutes les haines et tous les démons, réels ou fantasmés de l’histoire du Liban, illustrent de manière caricaturale cette logique perverse.
Mais en quoi les discours populistes et souverainistes interfèrent-ils avec la vision chrétienne du monde pour que le chef de l’Eglise catholique décide de les évoquer si négativement ? Certes, il y a l’aspect moral que posent les discours condamnables de l’extrême droite actuelle en Europe, et qui rappellent ceux du régime hitlérien à partir de 1934. Le Pape n’est pas le seul à craindre le pire, face à cette montée aux extrêmes.
Mais il y a un autre aspect, spirituel et théologique, celui des présupposés de ces discours. Ils véhiculent insidieusement une certaine image du monde et de l’homme ainsi qu’une conception spécifique de la personne humaine, en totale contradiction avec l’essence même du message chrétien. De ce point de vue, le chef de l’Eglise catholique les rejette en disant sa grande peur. Sous le couvert de « populisme » et de « souverainisme », le Pape dénonce le mal de l’Identitaire : « La souveraineté est une attitude d’isolement. Je suis inquiet parce que nous entendons des discours qui ressemblent à ceux d’Hitler en 1934 […] La souveraineté doit être défendue […] Le souverainisme … conduit à des guerres ». Parlant du populisme, il ajoute : « En théologie, j’ai approfondi la popularité comme culture populaire. Une chose est de laisser les gens s’exprimer, une autre est de leur imposer […] les populismes (qui) mènent aux souverainismes : ce suffixe isme n’est jamais bon ». Précisant sa pensée dans le rejet du souverainisme, il ajoute : « D’abord ce Nous. Nous … nous ».
Il est clair que ce pape, qui sort de l’ordinaire, a compris que nous sommes bel et bien prisonniers de l’âge des masses ou des foules. Au début du XX°s « nous étions certains de la victoire des masses ; à sa fin on se retrouve entièrement captifs des meneurs » dit Serge Moscovici. Ceci entraîne une redéfinition de la personne humaine. Cette dernière est entièrement englobée dans une masse homogène sous l’égide d’un meneur qui vocifère au nom du « Nous » à la plus grande joie des individus. Nous ne sommes plus dans une dialectique de lutte des classes. Les lois, supposées objectives, de l’économie et de la technique ne suffisent plus pour comprendre la marche du monde. On pensait révolu l’axiome du despotisme d’un seul : monarque, prince, guide suprême, raïs, führer, petit père, etc. Il est temps de se réveiller des vieux schémas du XIX°s.
Nous ne sommes plus sur le registre des « classes » sociales. Nous sommes entrés dans la logique de la « masse » et de son « meneur ». La psychologie des foules d’un Gustave Le Bon, ou les intuitions visionnaires d’Alexis de Tocqueville, avaient déjà entrevu cela. La « masse » est homogène. Elle est composé d’individus égaux parce que identiques. Au sein de la masse, point d’asymétrie dialectique de classe. Le populisme de masse conçoit l’égalité comme uniformité identitaire en lui sacrifiant la liberté individuelle. C’est le règne de la pensée unique sous l’égide d’inquisiteurs et non de magistrats. Aucune diversité ne peut se concevoir : la masse est un « tout ». Elle est souveraine, non parce que chaque individu est, par nature, lui-même souverain mais parce que la masse possède une identité qu’elle confère à chacun de ce « Nous, nous » dénoncé par le Pape. « La masse est l’animal social qui a rompu sa laisse » (Moscovici) et que plus rien en retient. Elle n’est pas une communauté politique. Les individus qui la composent n’ont pas pour référence commune la Loi ou une Constitution mais la parole prophétique et sacrée du meneur.
Le monde du marché global est un monde de masses informes qui se battent uniquement en vertu du « Nous » contre « Eux » et non en vertu de la libération des peuples. Ces acteurs nouveaux s’expriment par la voix de meneurs, constitués en réseaux de leaders de type mafieux, et qui sont en compétition permanente pour le partage du pouvoir global.
Le Liban n’est qu’un microcosme de cette réalité. Les masses s’appellent confessions religieuses. Qu’on ne s’y trompe pas : l’assemblée chrétienne est une communauté de personnes libres et souveraines et non une masse homogène qui sécrète en permanence le meneur avec lequel elle entretient d’étranges relations sadomasochistes. C’est pourquoi le populisme chrétien libanais, et son corollaire le suprématisme, sont foncièrement anti-chrétiens. C’est précisément ce qu’implique leur condamnation par le Pape François qui ne fait que confesser la foi chrétienne en l’éminente dignité de la personne humaine et non dans les « Nous » des masses informes et éphémères.
acourban@gmail.com
*Beyrouth