On ne peut plus se cacher derrière la langue de bois du Liban-message, du Liban comme centre du dialogue entre cultures et religions, du Liban comme oasis de coexistence de groupes religieux divers.
Divers facteurs ont contribué à façonner l’idée « Liban ». Il y a eu d’abord la grande ouverture d’esprit des princes druzes de la Montagne qui ont accueilli la main-d’œuvre paysanne chrétienne, venue du Nord, sur leurs terres après la défaite des Mamelouks par les Ottomans en 1516. Il y a eu les siècles de proximité et de mixité entre les diverses communautés de la Montagne, principalement les maronites et les druzes. Il y a eu l’essor exceptionnel de la ville de Beyrouth au XIXe siècle et l’introduction de la modernité occidentale grâce à l’enseignement et le développement économique. Il y a eu la grande renaissance culturelle arabe où Syriens et Libanais chrétiens ont joué un rôle éminent. Il y a eu aussi des périodes sombres qui ont failli mettre fin au vivre-ensemble des Libanais : massacres du XIXe siècle, famine de la Grande Guerre, petites et moins petites guerres civiles etc. À chaque fois, cependant, les Libanais ont su conjurer le pire et aller vers un compromis honorable, sauvant ainsi leur société et leur mode de vie, le compromis de Taëf de 1989 étant le plus récent.
Il est inutile de se mentir à soi-même. Il a toujours existé une sorte de « crispation » entre les communautés. La plus palpable est un certain raidissement qu’on peut observer entre musulmans, toutes variantes confondues, et chrétiens de toutes les obédiences. La société libanaise a vécu comme le dieu Janus, avec deux visages, musulman et chrétien. Les dissensions et les rivalités à l’intérieur de chaque camp ne remontaient pas beaucoup à la surface bien qu’elles soient réelles et profondes. Aujourd’hui, le Janus libanais exprime une multiplicité de visages, traduisant les identités mortifères des groupes sectaires de son identité. Il suffit d’observer un certain discours populiste chrétien et sa scandaleuse campagne de haine et de discrimination dont sont victimes les musulmans de la communauté sunnite. L’actuel ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, est devenu le champion hors pair d’un tel discours qui rappelle, parfois, son prédécesseur antisémite des régimes fascistes et/ou nazis du XXe siècle. On retiendra surtout son argument des « gènes libanais » spécifiques qui auraient façonné le vivre-ensemble en lieu et place de la bonne volonté et de l’empathie humaines.
En assumant de tels propos, tout Libanais chrétien se désavoue lui-même, renie ses propres valeurs, bafoue son propre honneur et, surtout, détruit ce Grand Liban qui, à l’origine, a été créé pour le rassurer et lui permettre de donner le meilleur de lui-même au sein du monde arabe.
Sans rentrer dans les présupposés racistes des amateurs du « bassilisme », on se doit de poser une embarrassante question : est-ce que les chrétiens veulent toujours du Liban de 1920 ? Est-ce qu’ils souhaitent toujours le statut de citoyens d’une patrie ou préfèrent-ils celui d’un groupe minoritaire vassal d’un protecteur puissant étranger ? Tel est l’enjeu qui se profile derrière l’inqualifiable discours de haine contre les Arabes sunnites. Il ne s’agit plus de la vieille crispation « chrétiens/musulmans », mais de quelque chose de nouveau et profondément préoccupant. En s’en prenant, avec un tel acharnement, aux Arabes et aux sunnites, les chrétiens libanais de Gebran Bassil ne font qu’exprimer, en vassaux serviles, la position irano-chiite de la Perse à l’égard du monde arabe.
L’histoire retiendra que les chrétiens du « bassilisme » auront eux-mêmes été les fossoyeurs du Liban-message.
acourban@gmail.com
*Beyrouth